Traité politique, III, §14

  • 30 décembre 2004


Ce traité subsiste aussi longtemps que la cause qui en a déterminé l’établissement, c’est-à-dire la crainte d’un mal ou l’espoir d’un profit, subsiste elle-même ; si cette cause cesse d’agir sur l’une ou l’autre des deux Cités elle garde le droit qui lui appartient (par le § 10 du chapitre précédent), et le lien qui attachait les Cités l’une à l’autre est rompu de lui-même. Chaque Cité a donc le droit absolu de rompre le traité quand elle le veut, et l’on ne peut dire qu’elle agisse par ruse et avec perfidie parce qu’elle rompt son engagement sitôt qu’elle n’a plus de raison de craindre ou d’espérer : la condition est en effet la même pour chacun des contractants : la première qui sera délivrée de la crainte, deviendra indépendante et en conséquence suivra l’avis qui lui conviendra le mieux. De plus nul ne contracte en vue de l’avenir qu’en ayant égard aux circonstances présentes, et si ces circonstances viennent à changer, la situation elle-même est toute changée. Pour cette raison chacune des Cités liées par un traité conserve le droit de pourvoir à ses intérêts, chacune en conséquence s’efforce autant qu’elle le peut, de se délivrer de la crainte et de reprendre son indépendance, et aussi d’empêcher que l’autre ne devienne plus puissante. Si donc une Cité se plaint d’avoir été trompée, ce n’est pas la loi de la Cité confédérée, mais bien sa propre sottise qu’elle peut condamner : elle s’est remise de son salut à une autre Cité indépendante et pour qui le salut de l’État [1] est la loi suprême.


Traduction Saisset :

Ce pacte d’alliance dure aussi longtemps que la cause qui l’a produit, je veux dire la crainte d’un dommage ou l’espoir d’un accroissement. Cette crainte ou cet espoir venant à cesser pour l’un quelconque des deux États, il reste maître de sa conduite (par l’article 10 du chapitre précédent) et le lien qui unissait les États confédérés est immédiatement dissous. Par conséquent, chaque État a Ie plein droit de rompre l’alliance chaque fois qu’il le veut. Et on ne peut pas l’accuser de ruse ou de perfidie, pour s’être dégagé de sa parole aussitôt qu’il a cessé de craindre ou d’espérer ; car il y avait pour chacune des parties contractantes la même condition, savoir, que la première qui pourrait se mettre hors de crainte redeviendrait sa maîtresse et libre d’agir à son gré ; et de plus personne ne contracte pour l’avenir qu’eu égard aux circonstances extérieures. Or, ces circonstances venant à changer, la situation tout entière change également, et en conséquence un État retient toujours le droit de veiller à ses intérêts, et par suite il fait effort autant qu’il est en lui pour se mettre hors de crainte, c’est-à-dire pour ne dépendre que de lui-même, et pour empêcher qu’un autre État ne devienne plus fort que lui. Si donc un État se plaint d’avoir été trompé, ce n’est pas la bonne foi de l’État allié qu’il peut accuser, mais sa propre sottise d’avoir confié son salut à un État étranger, lequel ne relève que de lui-même et regarde son propre salut comme la suprême loi.


Hoc foedus tamdiu fixum manet, quamdiu causa foederis pangendi, nempe metus damni seu lucri spes in medio est. Hac autem aut illo civitatum alterutri adempto, manet ipsa sui iuris (per art. 10. praeced. cap.), et vinculum, quo civitates invicem adstrictae erant, sponte solvitur, ac proinde unicuique civitati ius integrum est solvendi foedus, quandocumque vult, nec dici potest, quod dolo vel perfidia agat, propterea quod fidem solvit, simulatque metus vel spei causa sublata est, quia haec conditio unicuique contrahentium aequalis fuit, ut scilicet quae prima extra metum esse posset, sui iuris esset, eoque ex sui animi sententia uteretur, et praeterea quia nemo in futurum contrahit nisi positis praecedentibus circumstantiis. His autem mutatis totius status etiam mutatur ratio, et hac de causa unaquaeque confoederatarum civitatum ius retinet sibi consulendi, et unaquaeque propterea, quantum potest, conatur extra metum et consequenter sui iuris esse, et impedire, quominus altera potentior evadat. Si quae ergo civitas se deceptam esse queritur, ea sane non confoederatae civitatis fidem, sed suam tantummodo stultitiam damnare potest, quod scilicet salutem suam alteri, qui sui iuris et cui sui imperii salus summa lex est, crediderit.


[1le salut de l’État. trad. obscure. Il faut comprendre : « le salut de son propre État ».

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