Traité politique, IV, §05

  • 16 février 2005


Nous voyons donc en quel sens on peut dire que la Cité est soumise aux lois et peut pécher : si par lois on entend la législation civile, ce qui peut être revendiqué en vertu de cette législation, et par péché ce qu’elle interdit, c’est-à-dire si nous prenons ces mots au sens propre, nous ne pouvons dire en aucune façon que la Cité soit tenue par les lois ou puisse pécher. Les règles que la Cité est dans son propre intérêt tenue d’observer, et les causes qui produisent la crainte et le respect, n’appartiennent pas à la législation civile mais au droit naturel, puisque (par le paragraphe précédent) ce n’est point en se référant au droit civil, mais au droit de la guerre que ces choses peuvent être revendiquées : la Cité n’admet dans son pouvoir d’autre limite que celle que l’homme observe à l’état de nature, pour rester son propre maître ou ne pas agir en ennemi de lui-même, ne pas se détruire [1]. L’observation de cette limite n’est point de l’obéissance, c’est au contraire la liberté de la nature humaine [2]. Quant à la législation civile elle dépend du seul décret de la Cité, et la Cité, pour demeurer, n’a à complaire à personne qu’à elle-même ; il n’y a pour elle d’autre bien ou d’autre mal que ce qu’elle décrète être pour elle-même un bien ou un mal, et par suite elle n’a pas seulement le droit de se défendre, d’établir et d’interpréter les lois, mais aussi de les abroger, et en vertu de son plein pouvoir, de pardonner à un accusé quel qu’il soit.


Traduction Saisset :

Nous voyons donc en quel sens nous pouvons dire que l’État est astreint aux lois et qu’il peut pécher. Mais si par loi nous entendons le droit civil, ou ce qui peut être revendiqué au nom de ce même droit civil, et par péché ce qui est défendu en vertu du droit civil ; si, en d’autres termes, les mots de loi et de péché sont entendus dans leur sens ordinaire, nous n’avons plus alors aucune raison de dire que l’État soit soumis aux lois, ni qu’il puisse pécher. En effet, si l’État est tenu de maintenir dans son propre intérêt certaines règles, certaines causes de crainte et de respect, ce n’est pas en vertu des droits civils, mais en vertu du droit naturel, puisque (d’après l’article précédent) rien de tout cela ne peut être revendiqué au nom du droit civil, mais seulement par le droit de la guerre ; de sorte que l’État n’est soumis à ces règles que dans le même sens où un homme, dans la condition naturelle, est tenu, afin d’être son maître et de ne pas être son ennemi, de prendre garde de se tuer lui-même. Or ce n’est point là l’obéissance, mais la liberté de la nature humaine. Quant aux droits civils, ils dépendent du seul décret de l’État, et l’État par conséquent n’est tenu, pour rester libre, que d’agir à son gré, et non pas au gré d’un autre ; rien ne l’oblige de trouver quoi que ce soit bon ou mauvais que ce qu’il décide lui être bon ou mauvais à lui-même. D’où il suit qu’il a non-seulement le droit de se conserver, de faire les lois et de les interpréter, mais aussi le droit de les abroger et de faire grâce à un accusé quelconque dans la plénitude de son pouvoir.


Videmus itaque, quo sensu dicere possumus, civitatem legibus teneri et peccare posse. Verum si per legem intelligamus ius civile, quod ipso iure civili vindicari potest, et peccatum id, quod iure civili fieri prohibetur, hoc est, si haec nomina genuino sensu sumantur, nulla ratione dicere possumus, civitatem legibus adstrictam esse aut posse peccare. Nam regulae et causae metus et reverentiae, quas civitas sui causa servare tenetur, non ad iura civilia, sed ad ius naturale spectant ; quandoquidem (per art. praeced.) non iure civili, sed iure belli vindicari possunt, et civitas nulla alia ratione iisdem tenetur, quam homo in statu naturali, ut sui iuris esse possit, sive ne sibi hostis sit, cavere tenetur, ne se ipsum interficiat, quae sane cautio non obsequium, sed humanae naturae libertas est. at iura civilia pendent a solo civitatis decreto ; atque haec nemini, nisi sibi, ut scilicet libera maneat, morem gerere tenetur, nec aliud bonum aut malum habere, nisi quod ipsa sibi bonum aut malum esse decernit. Ac proinde non tantum ius habet sese vindicandi, leges condendi et interpretandi, sed etiam easdem abrogandi et reo cuicumque ex plenitudine potentiae condonandi.


[2 Ramond : « prudence qui n’est en rien obéissance, mais liberté de la nature humaine », Bove : « Cette prudence n’est pas une obéissance, c’est au contraire la liberté de la nature humaine », Francès : « Les mesures prises à cette fin manifestent non la soumission, mais la liberté de la nature humaine ». Cette prudence (cautio), c’est la « pré-caution », ou l’être sur ses gardes : « Prends-toi garde ! » (Caute !) pourrait traduire la devise de Spinoza inscrite sur son sceau. Vois sur cette question le livre de Chantal Jaquet, Spinoza ou la prudence, Paris, Quintette, « Philosopher », 1997. Tu pourras aussi consulter les ouvrages de la collection « Caute ! » dirigée par dirigée par Laurent Bove, Yves Citton et Frédéric Lordon aux Éditions d’Amsterdam : http://www.editionsamsterdam.fr/Site/accueil.htm

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