Traité politique, VI , 05



Et certes ceux qui croient qu’il est possible qu’un seul ait un droit suprême sur la Cité, commettent une grande erreur. Le droit, comme nous l’avons montré au chapitre II, se définit par la seule puissance ; or la puissance d’un seul homme est bien incapable de soutenir une charge pareille. De là vient que si la masse élit un roi, il cherche des hommes investis d’un pouvoir, conseillers ou amis, auxquels il remet le salut commun et le sien propre ; de telle façon que l’État que nous croyons être monarchique absolument est en réalité aristocratique ; cela non d’une façon ouverte mais cachée et par là même très mauvaise [1]. A cela s’ajoute qu’un roi enfant, malade ou accablé d’années est roi de nom seulement et que ceux-là ont en réalité le pouvoir, qui administrent les plus hautes affaires de l’État ou qui sont le plus près du roi ; pour ne rien dire d’un roi qui, s’abandonnant à l’appétit sensuel, gouverne en tout suivant l’appétit de telle ou telle maîtresse, de tel ou tel mignon [2]. J’avais entendu dire, dit Orsines, qu’en Asie jadis des femmes ont régné, mais voici qui est nouveau : le règne d’un castrat (Quinte-Curce, livre X, chapitre Ier).


Traduction Saisset :

Et certes ceux qui croient qu’il est possible qu’un seul homme possède le droit suprême de l’État sont dans une étrange erreur. Le droit en effet se mesure à la puissance, comme nous l’avons montré au chapitre II. Or la puissance d’un seul homme est toujours insuffisante à soutenir un tel poids. D’où il arrive que celui que la multitude a élu roi se cherche à lui-même des gouverneurs, des conseillers, des amis, auxquels il confie son propre salut et le salut de tous, de telle sorte que le gouvernement qu’on croit être absolument monarchique est en réalité aristocratique, aristocratie non pas apparente, mais cachée et d’autant plus mauvaise. Ajoutez à cela que le roi, s’il est enfant, malade ou accablé de vieillesse, n’est roi que d’une façon toute précaire. Les vrais maîtres du pouvoir souverain, ce sont ceux qui administrent les affaires ou qui touchent de plus près au roi, et je ne parle pas du cas où le roi livré à la débauche gouverne toutes choses au gré de telles ou telles de ses maîtresses ou de quelque favori . "J’avais entendu raconter, dit Orsinès, qu’autrefois en Asie les femmes avaient régné ; mais ce qui est nouveau, c’est de voir régner un castrat".


Et sane, qui credunt posse fieri, ut unus solus summum civitatis ius obtineat, longe errant. Ius enim sola potentia determinatur, ut cap. 2. ostendimus. At unius hominis potentia longe impar est tantae moli sustinendae. Unde fit, ut, quem multitudo regem elegit, is sibi imperatores quaerat seu consiliarios seu amicos, quibus suam et omnium salutem committit, ita ut imperium, quod absolute monarchicum esse creditur, sit revera in praxi aristocraticum ; non quidem manifestum, sed latens, et propterea pessimum. Ad quod accedit, quod rex puer, aeger aut senectute gravatus, precario rex sit ; sed ii revera summam potestatem habeant, qui summa imperii negotia administrant, vel qui regi sunt proximi ; ut iam taceam, quod rex libidini obnoxius omnia saepe moderetur ex libidine unius aut alterius pellicis aut cinaedi. “Audieram, inquit Orsines, in Asia olim regnasse feminas ; hoc vero novum est, regnare castratum !”
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[1Même idée chez Aristote, Politiques, 1287b8-9.

[2Voyez Rousseau, Du contrat social, Livre III, chap.VI.