Traité politique, X, §10

  • 17 mai 2005


On peut nous objecter que, bien qu’elles soient sous la protection de la raison et des affections communes, ces lois de l’État précédemment exposées, ne sont cependant pas si solides que nul ne puisse en venir à bout. Car il n’est pas d’affection qui ne puisse être vaincue par une affection contraire ; la crainte de la mort est visiblement vaincue souvent par l’appétit du bien d’autrui. Ceux qui sont épouvantés par l’ennemi, nulle autre crainte ne peut les arrêter : ils se jettent à l’eau, se précipitent dans le feu pour échapper au fer de l’ennemi. Quelque bien réglée que soit la Cité, si excellentes que soient ses institutions, dans les moments de détresse, quand tous, comme il arrive, sont pris de terreur panique, tous alors se rendent au seul parti dont s’accommode la crainte, sans se soucier ni de l’avenir ni des lois, tous les visages se tournent vers l’homme que des victoires ont mis en lumière. On le place au-dessus des lois, on prolonge son pouvoir (le pire des exemples), on lui confie toute la chose publique. C’est là ce qui causa la perte de l’État romain. Pour répondre à cette objection je dis en premier lieu que, dans une République bien constituée, semblable terreur n’apparaît jamais, sinon pour une juste cause ; que pareille terreur, pareil trouble, ne peuvent être dus qu’à une cause contre laquelle toute prudence humaine est impuissante. En second lieu, il faut l’observer, dans une République telle que celle que nous avons décrite, il ne peut arriver (par les §§ 9 et 25 du chapitre VIII) qu’un seul homme ou deux aient un renom si éclatant que tous se tournent vers lui. Ils auront nécessairement plusieurs émules ayant un certain nombre de partisans. Quand bien même donc la terreur engendrerait quelque trouble dans la République, nul ne pourra, au mépris des lois et contrairement au droit, appeler un sauveur au commandement des troupes sans qu’aussitôt il y ait compétition entre celui qui aura été proposé et d’autres que leurs partisans réclameront. Pour régler l’affaire, il faudra nécessairement revenir aux lois établies, acceptées par tous, et ordonner les affaires de l’État comme elles le prescrivent. Je puis donc affirmer sans réserve que l’État où une ville unique a le pouvoir et encore plus un État où plusieurs villes se le partagent, durera toujours [1], c’est-à-dire qu’il ne se dissoudra ni ne se transformera par aucune cause intérieure à lui.


Traduction Saisset :

Mais on peut encore nous objecter que les lois précédemment posées, bien qu’elles s’appuient sur la raison et les passions communes du genre humain, peuvent néanmoins succomber quelque jour. Et cela, parce qu’il n’est point de passion qui ne soit quelquefois dominée par une passion contraire et plus puissante : c’est ainsi que l’amour du bien d’autrui l’emporte sur la crainte de la mort, et que les hommes que la vue de l’ennemi a remplis de terreur et mis en fuite, ne pouvant plus être arrêtés par aucune autre crainte, se précipitent dans les fleuves, ou se jettent dans le feu pour échapper au feu des ennemis. Voilà pourquoi, dans un État, si bien ordonné qu’il soit, si parfaites que soient ses lois, dans les crises extrêmes, lorsque tous les citoyens sont saisis d’une sorte de terreur panique, on les voit tous se ranger au seul avis que leur inspire l’épouvante du moment, sans s’inquiéter ni de l’avenir, ni de lois, tourner leurs regards vers un homme illustré par ses victoires, l’affranchir seul de toutes les lois, lui continuer son commandement (ce qui est du plus dangereux exemple), et lui confier enfin l’État tout entier. Ce fut là certainement la cause de la ruine de l’empire romain. - Pour répondre à cette objection, je dis premièrement que dans une république bien constituée une telle terreur ne peut pas naître à moins de cause légitime ; et par conséquent cette terreur, et la confusion qui en est la suite, ne peuvent être attribuées à aucune cause que la prudence humaine fut capable d’éviter. En second lieu, il faut remarquer que dans une république telle que je l’ai précédemment décrite, il n’est possible (par les articles 9 et 25 du chapitre VIII) à aucun citoyen d’obtenir sur les autres une supériorité de mérite capable d’attirer sur lui tous les regards : il aura nécessairement plus d’un émule qui obtiendra sa part de faveur. Ainsi donc, bien que la terreur puisse amener dans la république une certaine confusion, nul ne pourra violer la loi, ni appeler, malgré la constitution, quelque citoyen à un commandement militaire, sans qu’aussitôt s’élèvent les réclamations d’autres prétendants ; et cette lutte ne pourra se terminer que par un recours aux lois et par le rétablissement de l’ordre régulier de l’État. Je puis donc affirmer d’une manière absolue que le gouvernement aristocratique, non pas seulement celui d’une seule ville, mais aussi celui de plusieurs villes ensemble, est un gouvernement éternel, c’est-à-dire qu’il ne peut être ni dissous ni transformé par aucune cause qui tienne à sa constitution intérieure.


At obiici nobis adhuc potest, quod, quamvis imperii iura in praecedd. ostensa ratione et communi hominum affectu defendantur, possint nihilominus aliquando vinci. Nam nullus affectus est, qui aliquando a fortiori et contrario affectu non vincatur ; timorem namque mortis a cupidine rei alienae saepe vinci videmus. Qui hostem metu territi fugiunt, nullo alterius rei metu detineri possunt, sed sese in flumina praecipitant vel in ignem ruunt, ut hostium ferrum fugiant. Quantumvis igitur civitas recte ordinata et iura optime instituta sint, in maximis tamen imperii angustiis, quando omnes, ut fit, terrore quodam panico capiuntur, tum omnes id solum, quod praesens metus suadet, nulla futuri neque legum habita ratione, probant, omnium ora in virum victoriis clarum vertuntur, eundemque legibus solvunt, atque ipsi imperium (pessimo exemplo) continuant totamque rempublicam ipsius fidei conimittunt, quae res sane Romani imperii exitii fuit causa. Sed ut huic obiectioni respondeam, dico primo, quod in recte constituta republica similis terror non oritur, nisi ex iusta causa. Atque adeo is terror et confusio ex eo orta nulli causae, quae prudentia humana vitari poterat, adscribi potest. Deinde notandum, quod in republica, qualem in praecedd. descripsimus, fieri non potest (per art. 9. et 25. cap. 8.), ut unus aut alter virtutis fama ita excellat, ut omniumora in se vertat ; sed necesse est, ut plures habeat aemulos, quibus plures alii faveant. Quamvis itaque ex terrore confusio aliqua in republica oriatur, leges tamen fraudare atque aliquem contra ius ad imperium militare renunciare nemo poterit, quin statim contentio alios petentium oriatur, quae ut dirimatur, necesse tandem erit ad semel statuta et ab omnibus probata iura recurrere, atque res imperii secundum leges latas ordinare. Possum igitur absolute affirmare, cum imperium, quod una sola urbs, tum praecipue illud, quod plures urbes tenent, aeternum esse, sive nulla interna causa posse dissolvi aut in aliam formam mutari.


[1durera toujours. trad. incertaine, le texte dit : « est éternel ».

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