Appendice II. De l’âme humaine



(1) Puisque l’homme est une chose créée, finie, etc., il est nécessaire que ce qu’il a de Pensée et que nous appelons Âme soit une modification [*] de l’attribut auquel nous donnons ce nom de Pensée, sans qu’à son essence appartienne aucune autre chose que cette modification ; et cela de telle façon que, si cette modification est anéantie, l’âme est également anéantie, bien que l’attribut susdit demeure inaltérable.

(2) Et de même ce qu’il a d’Étendue et que nous appelons Corps, n’est rien qu’une modification de l’autre attribut que nous appelons Étendue et de façon aussi que, si cette modification est anéantie, le corps humain n’est plus, bien que l’attribut de l’Étendue demeure inaltérable.

(3) Et, pour comprendre maintenant de quelle sorte est ce mode que nous appelons âme ; et comment il a son origine du corps, comme aussi comment son changement dépend (seulement) du corps (en quoi consiste selon moi l’union de l’âme et du corps), il faut observer que :
1. La modification la plus immédiate de l’attribut que nous nommons pensée, contient en soi objectivement l’essence formelle de toutes choses ; et cela de telle façon que, si l’on posait un être formel quelconque dont l’essence ne serait pas contenue objectivement dans l’attribut sus-désigné, ce dernier ne serait pas infini et souverainement parfait en son genre, ce qui va contre la démonstration donnée dans la troisième proposition.


(4) Et, comme la Nature, ou Dieu, est un être de qui des attributs infinis sont affirmés et qui contient en lui les essences de toutes les choses créées, il est nécessaire que de tout cela une idée soit produite dans la pensée, laquelle idée contient en soi objectivement la nature entière, telle qu’elle est réellement en elle-même [**].

(5) 2. Il est à observer que toutes les autres modifications, telles que l’Amour, le Désir, la Joie, etc., tirent leur origine de cette modification première et immédiate, de façon que, si celle-ci ne les précédait pas, il ne pourrait y avoir d’amour, de désir ni de joie, etc.

(6) D’où se conclut clairement que l’amour naturel, qui est en chaque chose, de conserver son corps, ne peut avoir d’autre origine que l’Idée, ou essence objective de ce corps, qui est dans l’attribut pensant.

(7) De plus, puisque pour l’existence d’une Idée (ou d’une essence objective) nulle autre chose n’est requise que l’attribut de la pensée et l’objet (ou essence formelle), ce que nous avons dit est donc certain, à savoir que l’Idée ou essence objective est la modification la plus immédiate [1] de l’attribut de la pensée. En conséquence, dans cet attribut il ne peut y avoir aucune autre modification appartenant à l’essence de l’âme d’une chose quelconque, sinon l’Idée que, d’une telle chose existant réellement, il doit y avoir nécessairement dans l’attribut pensant. Car une telle idée apporte avec elle les autres modifications de l’Amour, du Désir, etc. Puisque, maintenant, l’Idée naît de l’existence de l’objet, quand l’objet s’altère ou est anéanti, son idée doit aussi, dans la même mesure, s’altérer ou être anéantie, et, puisqu’il en est ainsi, elle est ce qui est uni à l’objet [***].

(8) Enfin, si nous voulons aller plus loin et rapporter à l’essence de l’âme ce par quoi elle peut exister réellement, on ne trouvera rien d’autre que l’attribut et l’objet dont nous venons de parler ; mais ni l’un ni l’autre ne peuvent appartenir à l’essence de l’âme, puisque l’objet n’a rien de la Pensée, mais est réellement distinct de l’âme, et quant à l’attribut, nous avons déjà démontré qu’il ne peut appartenir à l’essence sus-désignée, ce qui se voit encore plus clairement par ce que nous avons dit, puisque l’attribut, en tant qu’attribut, n’est pas uni à l’objet, attendu qu’il n’est ni altéré ni anéanti, alors même que l’objet est altéré ou anéanti.

(9) L’essence de l’âme consiste donc uniquement en ce qu’elle est dans l’attribut pensant une idée ou une essence objective qui naît de l’essence d’un objet existant réellement dans la Nature. Je dis d’un objet existant réellement, etc., et sans particulariser davantage, afin de comprendre ici non seulement les modifications de l’étendue, mais aussi les modifications de tous les attributs infinis, qui ont une âme aussi bien que l’étendue.


(10) Pour concevoir toutefois un peu plus exactement cette définition, on doit avoir égard à ce que j’ai déjà dit quand je parlais des attributs, à savoir que ces derniers ne se distinguent pas quant à l’existence [2], car ils sont eux-mêmes les sujets de leurs essences [*****], et aussi à ce que l’essence de toutes les modifications est contenue dans les dits attributs, et enfin, à ce que tous ces attributs sont les attributs d’un être infini. C’est pourquoi aussi nous avons appelé créature immédiate de Dieu, dans le chapitre IX de la première partie, cette idée à cause qu’elle contient en elle objectivement l’essence formelle de toutes choses sans augmentation ni diminution [******]. Et elle est nécessairement une, en raison de ce que toutes les essences des attributs sont l’essence d’un seul être infini.

(11) Mais il est encore à observer que ces modes considérés en tant que n’existant pas réellement, sont néanmoins tous compris dans leurs attributs ; et comme il n’y a entre les attributs aucune sorte d’inégalité, non plus qu’entre les essences des modes, il ne peut y avoir aussi dans l’Idée aucune distinction puisqu’elle ne serait pas dans la nature. Mais, si quelques-uns de ces modes revêtent leur existence particulière et se distinguent ainsi en quelque manière de leurs attributs (parce que l’existence particulière qu’ils ont dans l’attribut est alors le sujet de leur essence), alors une distinction se produit entre les essences des modes et, par suite, aussi entre leurs essences objectives qui sont nécessairement contenues dans l’Idée.

(12) Et telle est la cause pour laquelle nous avons dans notre définition usé de ces mots : l’Idée naît d’un objet existant réellement dans la Nature. Par où nous croyons avoir suffisamment expliqué quelle sorte de chose est l’âme en général, entendant par là non seulement les Idées qui naissent des modifications corporelles, mais aussi celles qui naissent d’une modification déterminée des autres attributs.

(13) Comme cependant nous n’avons pas des autres attributs une connaissance telle que de l’étendue, voyons si nous pouvons trouver concernant les modifications de l’étendue une définition plus précise, et plus propre à exprimer l’essence de notre âme, ce qui est notre véritable propos.

(14) Nous commencerons par poser comme chose démontrée qu’il n’y a dans l’étendue d’autres modifications que le mouvement et le repos et que chaque chose corporelle n’est rien d’autre qu’une proportion déterminée de mouvement et de repos, de sorte que, s’il n’y avait dans l’étendue que du mouvement, ou que du repos, pas une seule chose particulière ne pourrait s’y montrer ou exister : ainsi le corps humain n’est rien d’autre qu’une certaine proportion de mouvement et de repos.

(15) L’essence objective, qui dans l’attribut pensant correspond à cette proportion existante, est, dirons-nous, l’âme du corps. Si maintenant l’une de ces modifications, soit le repos, soit le mouvement, vient à changer, étant ou accru ou diminué, l’Idée change aussi dans la même mesure ; quand, par exemple, il arrive que le repos s’accroît et que le mouvement diminue, cela cause la douleur ou la tristesse que nous appelons froid. Si, au contraire, le mouvement s’accroît, cela cause la douleur que nous nommons chaleur.

(16) Quand les degrés de mouvement et de repos ne sont pas les mêmes dans toutes les parties de notre corps, mais que quelques-unes ont plus de mouvement ou de repos que les autres, alors naissent divers sentiments. (C’est ainsi que nous éprouvons, une sorte particulière de douleur quand on nous frappe sur les yeux ou les mains avec un bâton.) Quand les causes extérieures qui produisent ces changements sont différentes et n’ont pas toutes le même effet, des sentiments divers naissent de là dans une seule et même partie (ainsi nous éprouvons un sentiment différent quand on nous frappe sur la même main avec du bois ou avec du fer). Et d’autre part si le changement, qui s’introduit dans quelque partie, est cause que cette partie se trouve ramenée à sa proportion primitive de mouvement et de repos, il suit de là la joie que nous nommons repos, exercice agréable et gaieté.

(17) Enfin, après avoir expliqué ce qu’est le sentiment, nous pouvons voir aisément comment une Idée réflexive, ou la connaissance de nous-mêmes, l’Expérience et le Raisonnement en sortent. Et par tout cela (comme aussi parce que notre âme est unie à Dieu et est une partie de l’Idée infinie, naissant immédiatement de lui) on peut voir très distinctement l’origine de la Connaissance claire et l’immortalité de l’âme. Mais nous en avons dit assez pour le moment.

[*Leçon de B - A donne eigenschap, attribut.

[**Freudenthal est d’avis qu’il y a lieu de placer ici deux phrases qui, dans le manuscrit se trouvent plus loin. Voir infra §10, note ****** .

[1J’entends par modification la plus immédiate d’un attribut un mode tel qu’il n’ait besoin pour exister réellement d’aucun autre mode du même attribut.

[***On peut supposer avec Sigwart, que le texte primitif devait contenir quelque chose comme ceci : et c’est en quoi consiste son union avec l’objet.

[2Car les choses se distinguent par ce qui est le principal dans leur nature ; or ici l’essence des choses est au-dessus de leur existence, donc****...
**** Cette note ne se trouve pas dans l’édition van Vloten et Land ; je la traduis d’après le texte donné par W. Meijer ; le sens en est évidemment que l’existence des attributs suit nécessairement de leur existence, contraitement à ce qui a lieu pour les modes.

[*****Ces derniers mots, mis entre crochets par van Vloten et Land, ne se trouvent que dans le manuscrit A.

[******Cette phrase et la suivante, qui ne se trouve pas dans B, sont celles que Freudenthal est d’avis de placer à la fin du paragraphe 4, et note ** .