Chapitre XX

Confirmation du précédent.

  • 16 septembre 2006


(1) Au sujet de ce que nous disions dans le chapitre précédent, on pourrait soulever les difficultés suivantes :
1. Si le mouvement n’est pas la cause des passions, comment peut-il se faire qu’on chasse cependant la tristesse par certains moyens, comme on le fait souvent par le vin ?

(2) Il faut répondre ici qu’on doit distinguer entre la perception de l’âme au moment même où elle perçoit le corps et le jugement par lequel elle décide aussitôt s’il est bon ou mauvais pour elle [1]. Quand donc l’âme est dans une situation telle qu’il a été dit [*], nous avons démontré auparavant qu’elle a médiatement le pouvoir de diriger où elle veut les esprits animaux, mais que cependant ce pouvoir peut lui être ravi, à savoir quand, pour d’autres causes, provenant du corps en général, la mesure établie dans les esprits leur est enlevée et leur état modifié ; quand l’âme perçoit cela, une tristesse naît en elle suivant le changement qu’éprouvent les esprits animaux ; laquelle tristesse [2] est causée par l’amour qu’elle a du corps et son union avec lui.
Qu’il en soit bien ainsi, c’est ce qui se déduit aisément de ce qu’il peut être porté secours à cette tristesse des deux manières suivantes : ou bien : 1° par le rétablissement des esprits animaux dans leur état primitif, ou bien : 2° par la conviction due à de bonnes raisons qu’on n’a pas à s’inquiéter de ce corps ; la première sorte de soulagement est temporaire et sujette à rechute ; la seconde est éternelle, constante et inaltérable.
2. La deuxième objection peut-être la suivante :

(3) Puisque nous voyons que l’âme, bien que n’ayant rien de commun avec le corps, peut être cause cependant que les esprits animaux qui se mouvaient d’un certain côté, se meuvent maintenant d’un autre, pourquoi ne pourrait-elle faire aussi qu’un corps, immobile dans son ensemble, commençât à se mouvoir ? Et de même pourquoi ne pourrait-elle mouvoir selon sa volonté, pareillement, tous les autres corps qui ont déjà leur mouvement.

(4) Si cependant nous nous rappelons ce que nous avons déjà dit de la chose pensante, nous pourrons sans peine écarter cette difficulté. Nous disions alors en effet [3] que la Nature, bien qu’ayant divers attributs, n’en est pas moins un seul Être [4] duquel tous ces attributs sont affirmés ; nous avons ajouté que la chose pensante est unique dans la Nature et qu’elle s’exprime en une infinité d’Idées correspondant à une infinité d’objets qui sont dans la Nature. Car si le corps [*****] reçoit tel mode, comme, par exemple, le corps de Pierre, puis de nouveau un autre, tel que le corps de Paul, il suit de là qu’il y a dans la chose pensante deux idées différentes, savoir une idée du corps de Pierre qui forme l’âme de Pierre et une idée [du corps] de Paul qui forme l’âme de Paul. La chose pensante peut bien mouvoir [******] le corps de Pierre par l’idée du corps de Pierre mais non par l’idée du corps de Paul, de même l’âme de Paul peut bien mouvoir son propre corps mais nullement le corps d’un autre, par exemple de Pierre [5]. Et voilà pourquoi elle ne peut aussi mouvoir aucune pierre qui est au repos ou gît immobile, car la pierre fait encore une autre idée dans l’âme [********]. Et donc il est tout aussi clair qu’aucun corps, qui est entièrement au repos, ne peut être mu par aucun mode de la pensée, pour les raisons déjà dites.

3. La troisième objection serait la suivante : Nous croyons que nous pouvons voir clairement qu’il nous est possible cependant d’être cause d’un entier repos dans le corps. Après, en effet, que nous avons assez longtemps mû nos esprits animaux, nous éprouvons que nous sommes fatigués ; et cela n’est pas autre chose que du repos que nous avons introduit dans les esprits animaux.

(5) Nous répondons toutefois qu’il est bien vrai que l’âme est cause de ce repos, mais seulement cause indirecte ; car elle n’introduit pas ce repos directement dans le mouvement mais seulement par le moyen d’autres corps qu’elle avait mûs et qui perdent nécessairement ainsi autant de repos qu’ils en avaient communiqué aux esprits. D’où il apparaît clairement qu’il existe dans la nature une seule et même espèce de mouvement.



[1C’est-à-dire entre le connaître pris en général et le connaître relatif au bien et au mal.

[*Le manuscrit A place ici le mot mediate remplacé dans B par onmiddelijk (immédiatement).
Sigwart a accepté la correction et traduit immédiatement auparavant, Van Vloten et Land donnent de même immédiate. W. Meijer conserve le mot mediate en le transportant à la ligne suivante. Je suis son exemple.

[2La tristesse est produite dans l’homme par une opinion qu’il a que quelque chose de mauvais l’atteint, à savoir la perte de quelque bien. Lorsqu’il a une telle idée, elle produit cette conséquence que les esprits animaux se meuvent autour du cœur et avec l’aide d’autres parties le compriment et l’enserrent (c’est précisément le contraire dans la joie) ; l’âme perçoit à son tour cette compression et en est tourmentée. Que fait donc ici la médecine ou le vin ? Ils font que par leur action les esprits animaux sont écartés du cœur et de la place est gagnée ; et quand l’âme perçoit cela, elle éprouve un soulagement consistant en ce que la représentation du mal est écartée par la proportion nouvelle de mouvement et de repos qu’établit le vin et une autre prend place où l’entendement trouve plus de satisfaction. Mais cela ne peut être un effet direct du vin sur l’âme ; c’est seulement un effet du vin sur les esprits animaux.

[3Cf supra Partie I, chap. II (note jld).

[4Il n’y a dès lors pas de difficulté à ce qu’un mode qui est infiniment différent d’un autre agisse sur l’autre, car il le fait comme partie du tout, l’âme n’ayant jamais été sans le corps ni le corps sans l’âme.
Nous établissons cela comme il suit*** :
1. Il existe un être parfait, page ;
2. Il ne peut y avoir deux substances, page ;
3. Nulle substance ne peut commencer, page ;
4. Chacune est infinie en son genre, page ;
5. Il doit y avoir aussi un attribut de la pensée, page ;
6. Il n’est aucune chose dans la nature dont il n’y ait dans la chose pensante une idée, laquelle provient à la fois de son essence et de son existence, page ;
7. Et ensuite :
8. En tant que, sous la désignation de la chose, est conçue l’essence sans l’existence, l’idée de l’essence ne peut être considérée comme quelque chose de particulier ; cela est possible seulement quand l’existence est donnée avec l’essence, et cela parce qu’alors existe un objet qui auparavant n’existait pas. Si, par exemple, la muraille est toute blanche, on ne distingue en elle ni ceci ni cela, etc.
9. Cette Idée donc, isolée, considérée en dehors des autres Idées ne peut rien être de plus qu’une Idée d’une certaine chose, et elle ne peut avoir une idée de cette chose ; attendu que, une Idée ainsi considérée, n’étant qu’une partie ne peut avoir d’elle-même et de son objet aucune connaissance claire et distincte ; cela n’est possible qu’à la chose pensante qui seule est la Nature entière, car un fragment considéré en dehors du tout auquel il appartient ne peut, etc.
10. Entre l’Idée et son objet il doit y avoir nécessairement union parce qu’aucun des deux ne peut exister sans l’autre ; car il n’y aucune chose dont l’Idée ne soit dans la chose pensante et aucune Idée ne peut être sans que la chose soit aussi. De plus, l’objet ne peut éprouver de changement que l’Idée n’en éprouve un et vice versa, de sorte qu’il n’est besoin d’aucun tiers pour produire l’union de l’âme et du corps. Mais il est à observer que nous parlons des Idées qui naissent nécessairement en Dieu de l’existence des choses conjointe à leur essence, et non des Idées que les choses, actuellement existantes, font apparaître et produisent en nous ; ces dernières différent beaucoup des précédentes, car en Dieu les Idées ne naissent pas comme en nous d’un sens ou de plusieurs [ce qui fait que par les affections éprouvées nous avons des choses, le plus souvent, une connaissance tout à fait incomplète et que mon idée et la vôtre diffèrent bien qu’elles soient des effets d’une seule et même chose ****] mais de l’essence et de l’existence, en conformité avec tout ce que sont les choses.
*** Toute la suite de cette note comprenant dix propositions qui résument la métaphysique de Spinoza, manque dans le manuscrit B. De plus, les six premières n’indiquent pas le numéro de la page à laquelle elles renvoient, et l’ordre où elles sont rangées ne correspond pas très exactement à l’ordre suivi dans le Court Traité. Les propositions 8, 9 et 10 (comme quelques-unes de celles que contient la longue note jointe à la préface de la deuxième partie) sont l’ébauche d’une théorie de l’âme et du corps, plus complète et plus précise que celle du Court Traité, et déjà très voisine de celle de l’Éthique. Il est d’ailleurs impossible de savoir à quel moment cette note a été écrite ; et à quel écrit elle se rapporte directement (v. Sigwart, Édition allemande du Court Traité ; Prolégomènes, XL).
**** Ce qui se trouve entre crochets ne peut être donné comme une traduction, mais comme une tentative de restitution ; à l’exemple de W. Meijer je déplace un membre de phrase, et je supprime un mot.

[*****Il faut entendre sans doute par le corps la chose étendue.

[******Il est clair qu’on doit entendre ici diriger le mouvement du corps de Pierre, et de même, plus loin, mouvoir est pour diriger le mouvement.

[5Il est clair que, dans l’homme, puisqu’il est un être ayant eu un commencement, on ne peut trouver d’autres attributs que ceux qui étaient auparavant dans la Nature ; et puisqu’il se compose de tel corps duquel une Idée doit être nécessairement dans la chose pensante, et que cette Idée elle-même doit être nécessairement unie au corps, nous affirmons avec confiance que son âme n’est rien que l’Idée de son corps dans la chose pensante. Puisque maintenant le corps a une certaine proportion de mouvement et de repos qui est habituellement modifiée par les objets extérieurs et qu’il ne peut y avoir en lui de changement qui n’ait lieu aussitôt dans l’âme, cela a pour effet que les hommes sentent*******. Je dis toutefois : puisqu’il a une certaine proportion de mouvement et de repos, attendu qu’aucun effet ne peut avoir lieu dans le corps sans le concours de l’un et de l’autre.

******* A ajoute ici idea reflexiva que B conserva en le traduisant en hollandais.

[********On attendrait plutôt ici dans la chose pensante.

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