EI - Proposition 33 - scolie 2
Il suit clairement de ce qui précède que les choses ont été produites par Dieu avec une souveraine perfection, puisqu’elles ont suivi nécessairement d’une nature donnée qui est parfaite au plus haut point. Et nulle imperfection n’est par là imputée à Dieu ; car c’est sa perfection même qui nous a contraints à l’affirmer. Bien mieux, c’est de l’affirmation contraire qu’il suivrait (je viens de le montrer) que Dieu n’est pas souverainement parfait ; car, si les choses avaient été produites d’une autre manière, il faudrait attribuer à Dieu une autre nature, différente de celle que la considération de l’Être parfait au plus haut point nous oblige à lui attribuer. Mais je ne doute pas que beaucoup ne repoussent d’abord cette manière de voir comme une chose absurde et ne consentent même pas à l’examiner ; et cela pour cette seule raison qu’ils ont accoutumé d’attribuer à Dieu une liberté de tout autre sorte que celle que nous avons définie (Déf. 7), à savoir une volonté absolue. Et je ne doute pas non plus que, s’ils veulent méditer sur ce sujet et examiner loyalement la suite de mes démonstrations, ils ne rejettent entièrement non seulement comme une chose futile, mais comme un grand empêchement à la science, cette sorte de liberté qu’ils attribuent à Dieu. Il n’est pas besoin ici de répéter ce que j’ai dit dans le Scolie de la Proposition 17. En leur faveur cependant, je montrerai encore que, même en accordant que la volonté appartient à l’essence de Dieu, il ne suit pas moins de sa perfection que les choses n’ont pu être créées par Dieu d’aucune autre manière et dans aucun autre ordre. Il sera facile de le montrer si nous avons égard en premier lieu à ce qu’eux-mêmes concèdent, à savoir, qu’il dépend du seul décret et de la seule volonté de Dieu que chaque chose qui est, soit ce qu’elle est. S’il en était autrement en effet, Dieu ne serait pas cause de toutes choses. En second lieu, ils accordent aussi que tous les décrets de Dieu ont été arrêtés par Dieu même de toute éternité. S’il en était autrement, de l’imperfection et de l’inconstance seraient imputées à Dieu. Dans l’éternité il n’y a d’ailleurs ni quand, ni avant, ni après ; il suit donc de là, c’est-à-dire de la seule perfection de Dieu, que Dieu ne peut ni n’a pu jamais décréter autre chose ; en d’autres termes que Dieu n’existe pas antérieurement à ses décrets et ne peut exister sans eux. Mais, diront-ils, quand même on supposerait que Dieu eût fait une autre nature des choses, ou qu’il eût de toute éternité décrété autre chose sur la Nature et sur son ordre, il ne s’ensuivrait en Dieu aucune imperfection. Je réponds qu’en disant cela, ils accordent que Dieu peut changer ses décrets. Car, si Dieu avait décrété sur la Nature et sur son ordre autre chose que ce qu’il a décrété ; c’est-à-dire s’il avait, au sujet de la Nature, voulu et conçu autre chose, il aurait eu nécessairement un entendement autre que n’est actuellement le sien et une volonté autre que n’est actuellement la sienne. Et, s’il est permis d’attribuer à Dieu un autre entendement et une autre volonté, sans pour cela rien changer à son essence et à sa perfection, pour quelle cause ne pourrait-il actuellement changer ses décrets au sujet des choses créées, tout en restant également parfait ? Car, de quelque façon qu’on les conçoive, son entendement et sa volonté concernant les choses créées, soutiennent toujours le même rapport avec son essence et sa perfection. D’autre part, tous les Philosophes, à ma connaissance, accordent qu’il n’existe pas en Dieu, d’entendement en puissance mais seulement un entendement en acte ; puis donc que son entendement et sa volonté ne se distinguent pas de son essence, ainsi que tous aussi l’accordent, il suit de là encore que, si Dieu avait eu un autre entendement en acte et une autre volonté, son essence aussi eût été nécessairement autre ; et par suite (comme je l’ai d’abord conclu), si les choses eussent été produites par Dieu autrement qu’elles ne sont actuellement, l’entendement de Dieu et sa volonté, c’est-à-dire (comme on l’accorde) son essence, devraient être autres, ce qui est absurde.
Puis donc que les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière et dans aucun autre ordre, et que la vérité de cette proposition est une conséquence de la souveraine perfection de Dieu, nous ne nous laisserons certes jamais persuader par aucune raison que Dieu n’a pas voulu créer toutes les choses dont son entendement a l’idée avec autant de perfection qu’il s’en trouve dans les idées. On objectera qu’il n’y a dans les choses ni perfection ni imperfection, ce pour quoi elles sont dites parfaites ou imparfaites et bonnes ou mauvaises, dépendant uniquement de la volonté de Dieu ; d’où suit que, si Dieu l’eût voulu, il eût pu faire que ce qui est actuellement perfection fût une extrême imperfection et vice versa. Mais qu’est-ce donc autre chose qu’affirmer ouvertement que Dieu, qui a nécessairement l’idée de ce qu’il veut, peut, par sa volonté, faire qu’il ait des choses une idée autre que celle qu’il en a ; ce qui (je viens de le montrer) est une grande absurdité. Je puis donc retourner contre eux leur argument et cela de la façon suivante. Toutes choses dépendent de la puissance de Dieu. Pour que les choses pussent être autrement qu’elles ne sont, il faudrait donc nécessairement aussi que la volonté de Dieu fût autre ; or la volonté de. Dieu ne peut pas être autre (comme nous venons de montrer qu’il suit de la perfection de Dieu avec la dernière évidence). Donc les choses aussi ne peuvent pas être autrement. Je reconnais que cette opinion, qui soumet tout à une volonté divine indifférente, et admet que tout dépend de son bon plaisir, s’éloigne moins de la vérité que cette autre consistant à admettre que Dieu agit en tout en ayant égard au bien. Car ceux qui la soutiennent, semblent poser en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, et à quoi Dieu a égard comme à un modèle dans ses opérations, ou à quoi il tende comme vers un but déterminé. Cela revient à soumettre Dieu au destin, et rien de plus absurde ne peut être admis au sujet de Dieu, que nous avons montré qui est la cause première et l’unique cause libre tant de l’essence de toutes choses que de leur existence. Il n’y a donc pas de raison pour perdre du temps, à réfuter cette absurdité. [*]
Ex præcedentibus clare sequitur res summa perfectione a Deo fuisse productas quandoquidem ex data perfectissima natura necessario secutæ sunt. Neque hoc Deum ullius arguit imperfectionis ; ipsius enim perfectio hoc nos affirmare coegit. Imo ex hujus contrario clare sequeretur (ut modo ostendi) Deum non esse summe perfectum ; nimirum quia si res alio modo fuissent productæ, Deo alia natura esset tribuenda, diversa ab ea quam ex consideratione Entis perfectissimi coacti sumus ei tribuere. Verum non dubito quin multi hanc sententiam ut absurdam explodant nec animum ad eandem perpendendam instituere velint idque nulla alia de causa quam quia Deo aliam libertatem assueti sunt tribuere, longe diversam ab illa quæ a nobis (definitione 7) tradita est videlicet absolutam voluntatem. Verum neque etiam dubito si rem meditari vellent nostrarumque demonstrationum seriem recte secum perpendere, quin tandem talem libertatem qualem jam Deo tribuunt, non tantum ut nugatoriam sed ut magnum scientiæ obstaculum plane rejiciant. Nec opus est ut ea quæ in scholio propositionis 17 dicta sunt, hic repetam. Attamen in eorum gratiam adhuc ostendam quod quamvis concedatur voluntatem ad Dei essentiam pertinere, ex ejus perfectione nihilominus sequatur res nullo alio potuisse modo neque ordine a Deo creari ; quod facile erit ostendere si prius consideremus id quod ipsimet concedunt videlicet ex solo Dei decreto et voluntate pendere ut unaquæque res id quod est sit. Nam alias Deus omnium rerum causa non esset. Deinde quod omnia decreta ab æterno ab ipso Deo sancita fuerunt. Nam alias imperfectionis et inconstantiæ argueretur. At cum in æterno non detur quando, ante nec post, hinc ex sola scilicet Dei perfectione sequitur Deum aliud decernere nunquam posse nec unquam potuisse sive Deum ante sua decreta non fuisse nec sine ipsis esse posse. At dicent quod quamvis supponeretur quod Deus aliam rerum naturam fecisset vel quod ab æterno aliud de natura ejusque ordine decrevisset, nulla inde in Deo sequeretur imperfectio. Verum si hoc dicant, concedent simul Deum posse sua mutare decreta. Nam si Deus de natura ejusque ordine aliud quam decrevit decrevisset hoc est ut aliud de natura voluisset et concepisset, alium necessario quam jam habet intellectum et aliam quam jam habet voluntatem habuisset. Et si Deo alium intellectum aliamque voluntatem tribuere licet absque ulla ejus essentiæ ejusque perfectionis mutatione, quid causæ est cur jam non possit sua de rebus creatis decreta mutare et nihilominus æque perfectus manere ? Ejus enim intellectus et voluntas circa res creatas et earum ordinem in respectu suæ essentiæ et perfectionis perinde est, quomodocunque concipiatur. Deinde omnes quos vidi philosophi concedunt nullum in Deo dari intellectum potentia sed tantum actu ; cum autem et ejus intellectus et ejus voluntas ab ejusdem essentia non distinguantur ut etiam omnes concedunt, sequitur ergo hinc etiam quod si Deus alium intellectum actu habuisset et aliam voluntatem, ejus etiam essentia alia necessario esset ac proinde (ut a principio conclusi) si aliter res quam jam sunt, a Deo productæ essent, Dei intellectus ejusque voluntas hoc est (ut conceditur) ejus essentia alia esse deberet, quod est absurdum.
Cum itaque res nullo alio modo nec ordine a Deo produci potuerint et hoc verum esse ex summa Dei perfectione sequatur, nulla profecto sana ratio persuadere nobis potest ut credamus quod Deus noluerit omnia quæ in suo intellectu sunt, eadem illa perfectione qua ipsa intelligit, creare. At dicent in rebus nullam esse perfectionem neque imperfectionem sed id quod in ipsis est propter quod perfectæ sunt aut imperfectæ et bonæ aut malæ dicuntur, a Dei tantum voluntate pendere atque adeo si Deus voluisset, potuisset efficere ut id quod jam perfectio est, summa esset imperfectio et contra. Verum quid hoc aliud esset quam aperte affirmare quod Deus qui id quod vult necessario intelligit, sua voluntate efficere potest ut res alio modo quam intelligit, intelligat, quod (ut modo ostendi) magnum est absurdum. Quare argumentum in ipsos retorquere possum hoc modo. Omnia a Dei potestate pendent. Ut res itaque aliter se habere possint, Dei necessario voluntas aliter se habere etiam deberet ; atqui Dei voluntas aliter se habere nequit (ut modo ex Dei perfectione evidentissime ostendimus). Ergo neque res aliter se habere possunt. Fateor hanc opinionem quæ omnia indifferenti cuidam Dei voluntati subjicit et ab ipsius beneplacito omnia pendere statuit, minus a vero aberrare quam illorum qui statuunt Deum omnia sub ratione boni agere. Nam hi aliquid extra Deum videntur ponere quod a Deo non dependet, ad quod Deus tanquam ad exemplar in operando attendit vel ad quod tanquam ad certum scopum collineat. Quod profecto nihil aliud est quam Deum fato subjicere, quo nihil de Deo absurdius statui potest, quem ostendimus tam omnium rerum essentiæ quam earum existentiæ primam et unicam liberam causam esse. Quare non est ut in hoc absurdo refutando tempus consumam.
[*] (Saisset) : Il suit clairement de ce qui précède que les choses ont été produites par Dieu avec une haute perfection ; elles ont en effet résulté nécessairement de l’existence d’une nature souverainement parfaite. Et en parlant ainsi, nous n’imputons à Dieu aucune imperfection ; car c’est sa perfection même qui nous a forcés d’admettre cette doctrine. Soutient-on la doctrine contraire ? Il faut alors (comme je l’ai fait voir) aboutir à cette conséquence que Dieu n’est pas parfait, puisque, si l’on suppose les choses produites d’une autre façon, il est nécessaire d’attribuer à Dieu une autre nature, une nature qui n’est pas celle que nous avons déduite de la considération de l’être absolument parfait.
Du reste, je ne doute pas que plusieurs ne rejettent avec un grand mépris ce sentiment, comme décidément absurde, et ne veuillent pas se donner la peine d’y réfléchir ; et cela sans aucune autre raison que l’habitude où ils sont d’attribuer à Dieu une certaine liberté, fort différente de celle que nous avons définie plus haut (Déf 7). Mais je n’ai pas non plus le moindre doute que, s’ils veulent méditer la chose et se rendre compte en eux-mêmes de l’enchaînement de nos démonstrations, ils ne reconnaissent premièrement que cette liberté ou volonté absolue est une chose vraiment puérile, et même qu’elle doit être regardée comme un grand obstacle à la science de Dieu.
Je n’ai pas besoin de répéter ici ce que j’ai dit dans le Scolie de la proposition 17 ; cependant je ferai voir, en considération des personnes dont je viens de parler, que tout en admettant que la volonté appartient à l’essence de Dieu, il n’en résulte pas moins de la perfection divine que les choses créées n’ont pu l’être d’une autre façon, ni dans un autre ordre. C’est ce que j’établirai sans peine, si l’on veut bien considérer un premier point, accordé par mes contradicteurs eux-mêmes, savoir que chaque chose est ce qu’elle est par le décret de Dieu et par sa volonté ; autrement, Dieu ne serait pas la cause de toutes choses. Il faut observer en second lieu que tous les décrets de Dieu ont été sanctionnés par lui de toute éternité, puisque autrement on devrait l’accuser d’imperfection et d’inconstance. Or, comme dans l’éternité il n’y a ni avant, ni après, ni rien de semblable, il suit de là que Dieu, en vertu de sa perfection même, ne peut et n’a jamais pu former d’autres décrets que ceux qu’il a formés ; en d’autres termes, que Dieu n’a pas existé avant ses décrets, et ne peut exister sans eux. On dira qu’il est très-permis de supposer que Dieu eût fait une autre nature des choses, ou formé de toute éternité d’autres décrets sur l’univers, sans qu’il en résulte pour lui aucune imperfection. Mais ceux qui parlent ainsi sont au moins tenus de soutenir en même temps que Dieu peut changer ses décrets. Car si, touchant la nature et l’univers, Dieu avait formé d’autres décrets, c’est-à-dire s’il avait voulu et pensé autrement qu’il n’a fait, il aurait eu nécessairement un autre entendement que celui qu’il a, et une autre volonté. Et du moment qu’on peut attribuer à Dieu un autre entendement et une autre volonté, sans que son essence et sa perfection en soient altérées, je demande pourquoi Dieu ne pourrait pas changer encore ses décrets sur les choses créées, tout en restant également parfait ? Car, peu importe, dans cette doctrine, pour l’essence et la perfection de Dieu, que l’on conçoive de telle ou telle façon l’entendement et la volonté de Dieu relativement à la nature et à l’ordre des choses créées. Ajoutez à cela que je ne connais pas un seul philosophe qui ne tombe d’accord qu’en Dieu l’entendement n’est jamais en puissance, mais toujours en acte ; et comme on s’accorde aussi à ne pas séparer l’entendement et la volonté de Dieu d’avec son essence, il faut conclure que, si Dieu avait eu un autre entendement en acte et une autre volonté, il aurait eu nécessairement une autre essence ; et par suite (comme je l’ai posé en commençant) si les choses avaient été produites par Dieu autrement qu’elles ne sont, il faudrait attribuer à Dieu un autre entendement, une autre volonté, et j’ai le droit d’ajouter une autre essence, ce qui est absurde.
Puisqu’il est établi maintenant que les choses que Dieu a produites n’ont pu l’être d’une autre façon, ni dans un autre ordre, et cela par une suite nécessaire de la souveraine perfection de Dieu, nous n’avons plus aucune raison de croire que Dieu n’ait pas voulu créer toutes les choses qu’il pense, avec la même perfection qu’elles ont dans sa pensée. On dira qu’il n’y a dans les choses aucune perfection, ni aucune imperfection qui leur soit propre, qu’elles tiennent de la seule volonté de Dieu tout ce qui les fait appeler parfaites ou imparfaites, bonnes ou mauvaises, de façon que, si Dieu l’avait voulu, il aurait pu faire que ce qui est en elles une perfection fût l’imperfection suprême, et réciproquement. Mais cela ne revient-il pas ouvertement à dire que Dieu, qui apparemment pense ce qu’il veut, peut, en vertu de sa volonté, penser les choses autrement qu’il ne les pense, ce qui est (Je l’ai déjà fait voir) une grossière absurdité ? Je puis donc retourner l’argument contre mes adversaires, et leur dire :
Toutes choses dépendent de la volonté de Dieu. Par conséquent, pour que les choses fussent autres qu’elles ne sont, il faudrait que la volonté de Dieu fût autre qu’elle n’est. Or, la volonté de Dieu ne peut être autre qu’elle n’est (c’est une suite très évidente de la perfection divine). Donc, les choses ne peuvent être autres qu’elles ne sont. Je l’avouerai, cette opinion qui soumet toutes choses à une certaine volonté indifférente, et les fait dépendre du bon plaisir de Dieu, s’éloigne moins du vrai, à mon avis, que celle qui fait agir Dieu en toutes choses par la raison du bien. Les philosophes qui pensent de la sorte semblent en effet poser hors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, espèce de modèle que Dieu contemple dans ses opérations, ou de terme auquel il s’efforce péniblement d’aboutir. Or, ce n’est là rien autre chose que soumettre Dieu à la fatalité, doctrine absurde, s’il en fut jamais, puisque nous avons montré que Dieu est la cause première, la cause libre et unique, non seulement de l’existence, mais même de l’essence de toutes choses.