EI - Proposition 17 - scolie
D’autres pensent que Dieu est cause libre parce qu’il peut, à ce qu’ils croient, faire que les choses que nous avons dit qui suivent de sa nature ou qui sont en son pouvoir, n’arrivent pas, en d’autres termes, ne soient pas produites par lui, C’est tout comme s’ils disaient : Dieu peut faire qu’il ne suive pas de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits ; ou que d’une cause donnée l’effet ne suive pas, ce qui est absurde. En outre, je montrerai plus loin et sans le secours de cette Proposition que ni l’entendement ni la volonté n’appartiennent à la nature de Dieu. Je sais bien que plusieurs croient pouvoir démontrer qu’un entendement suprême et une libre volonté appartiennent à la nature de Dieu ; ils disent, en effet, ne rien connaître de plus parfait qu’ils puissent attribuer à Dieu, que ce qui, en nous, est la plus haute perfection. Bien que, cependant, ils conçoivent Dieu comme étant un être souverainement connaissant, ils ne croient cependant pas qu’il puisse rendre existant tout ce dont il a une connaissance actuelle, car ils croiraient ainsi détruire la puissance de Dieu. S’il avait créé, disent-ils, tout ce qui est en son entendement, il n’aurait donc rien pu créer de plus, ce qu’ils croient qui répugne à l’omnipotence divine ; et, par suite, ils ont mieux aimé admettre un Dieu indifférent à toutes choses et ne créant rien d’autre que ce que, par une certaine volonté absolue, il a décrété de créer. Mais je crois avoir montré assez clairement (Proposition 16) que de la souveraine puissance de Dieu, ou de sa nature infinie, une infinité de choses en une infinité de modes, c’est-à-dire tout, a nécessairement découlé ou en suit, toujours avec la même nécessité ; de même que de toute éternité et pour l’éternité il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits. C’est pourquoi la toute-puissance de Dieu a été en acte de toute éternité et demeure pour l’éternité dans la même actualité. Et de la sorte, la toute-puissance admise en Dieu est beaucoup plus parfaite, du moins à mon jugement. Bien plus, mes adversaires semblent (s’il est permis de parler ouvertement) nier la toute-puissance de Dieu. Ils sont contraints d’avouer, en effet, que Dieu a l’idée d’une infinité de choses créables que cependant il ne pourra jamais créer. Car, autrement, c’est-à-dire s’il créait tout ce dont il a l’idée, il épuiserait, suivant eux, toute sa puissance et se rendrait imparfait. Pour mettre en Dieu de la perfection, ils en sont donc réduits à admettre en même temps qu’il ne peut faire tout ce à quoi s’étend sa puissance et je ne vois pas de fiction plus absurde ou qui s’accorde moins avec la toute-puissance divine. En outre, pour dire ici quelque chose aussi de l’entendement et de la volonté que nous attribuons communément à Dieu, si l’entendement et la volonté appartiennent à l’essence éternelle de Dieu, il faut entendre par l’un et l’autre attributs autre chose certes que ce que les hommes ont coutume de faire. Car l’entendement et la volonté qui constitueraient l’essence de Dieu, devraient différer de toute l’étendue du ciel de notre entendement et de notre volonté et ne pourraient convenir avec eux autrement que par le nom, c’est-à-dire comme conviennent entre eux le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant. Je le démontrerai comme il suit. Si un entendement appartient à la nature divine, il ne pourra, comme notre entendement, être de sa nature postérieur (ainsi que le veulent la plupart) aux choses qu’il connaît ou exister en même temps qu’elles, puisque Dieu est antérieur à toutes choses par sa causalité (Corollaire 1 de la Proposition 16) ; mais, au contraire, la vérité et l’essence formelle des choses est telle, parce que telle elle existe objectivement dans l’entendement de Dieu. L’entendement de Dieu donc, en tant qu’il est conçu comme constituant l’essence de Dieu, est réellement la cause des choses, aussi bien de leur essence que de leur existence ; cela paraît avoir été aperçu par ceux qui ont affirmé que l’entendement de Dieu, sa volonté et sa puissance ne sont qu’une seule et même chose. Puis donc que l’entendement de Dieu est l’unique cause des choses, c’est-à-dire (comme nous l’avons montré) aussi bien de leur essence que de leur existence, il doit nécessairement différer d’elles tant à l’égard de l’essence qu’à l’égard de l’existence. Le causé, en effet, diffère de sa cause précisément en ce qu’il tient de sa cause. Par exemple, un homme est cause de l’existence mais non de l’essence d’un autre homme, car cette essence est une vérité éternelle ; par suite, ils peuvent convenir entièrement quant à l’essence, mais ils doivent différer eu égard à l’existence ; pour cette raison, si l’existence de l’un vient à périr, celle de l’autre ne périra pas pour cela ; mais, si l’essence de l’un pouvait être détruite et devenir fausse, celle de l’autre serait aussi fausse. Par suite, une chose qui est cause à la fois de l’essence et de l’existence d’un certain effet, doit différer de cet effet aussi bien à l’égard de l’essence qu’à l’égard de l’existence. Or, l’entendement de Dieu est cause tant de l’essence que de l’existence de notre entendement, donc l’entendement de Dieu en tant qu’on le conçoit comme constituant l’essence divine, diffère de notre entendement tant à l’égard de l’essence qu’à l’égard de l’existence et ne peut convenir en rien avec lui, si ce n’est par le nom, comme nous le voulions. Touchant la volonté, on procédera de même, comme chacun peut le voir aisément. [*]
Alii putant Deum esse causam liberam propterea quod potest ut putant efficere ut ea quæ ex ejus natura sequi diximus hoc est quæ in ejus potestate sunt, non fiant sive ut ab ipso non producantur. Sed hoc idem est ac si dicerent quod Deus potest efficere ut ex natura trianguli non sequatur ejus tres angulos æquales esse duobus rectis sive ut ex data causa non sequatur effectus, quod est absurdum. Porro infra absque ope hujus propositionis ostendam ad Dei naturam neque intellectum neque voluntatem pertinere. Scio equidem plures esse qui putant se posse demonstrare ad Dei naturam summum intellectum et liberam voluntatem pertinere ; nihil enim perfectius cognoscere sese aiunt quod Deo tribuere possunt quam id quod in nobis summa est perfectio. Porro tametsi Deum actu summe intelligentem concipiant, non tamen credunt eum posse omnia quæ actu intelligit, efficere ut existant nam se eo modo Dei potentiam destruere putant. Si omnia inquiunt quæ in ejus intellectu sunt, creavisset, nihil tum amplius creare potuisset, quod credunt Dei omnipotentiæ repugnare ideoque maluerunt Deum ad omnia indifferentem statuere nec aliud creantem præter id quod absoluta quadam voluntate decrevit creare. Verum ego me satis clare ostendisse puto (vide propositionem 16) a summa Dei potentia sive infinita natura infinita infinitis modis hoc est omnia necessario effluxisse vel semper eadem necessitate sequi eodem modo ac ex natura trianguli ab æterno et in æternum sequitur ejus tres angulos æquari duobus rectis. Quare Dei omnipotentia actu ab æterno fuit et in æternum in eadem actualitate manebit. Et hoc modo Dei omnipotentia longe meo quidem judicio perfectior statuitur. Imo adversarii Dei omnipotentiam (liceat aperte loqui) negare videntur. Coguntur enim fateri Deum infinita creabilia intelligere quæ tamen nunquam creare poterit. Nam alias si scilicet omnia quæ intelligit crearet, suam juxta ipsos exhauriret omnipotentiam et se imperfectum redderet. Ut igitur Deum perfectum statuant, eo rediguntur ut simul statuere debeant ipsum non posse omnia efficere ad quæ ejus potentia se extendit, quo absurdius aut Dei omnipotentiæ magis repugnans non video quid fingi possit. Porro ut de intellectu et voluntate quos Deo communiter tribuimus, hic etiam aliquid dicam, si ad æternam Dei essentiam intellectus scilicet et voluntas pertinent, aliud sane per utrumque hoc attributum intelligendum est quam quod vulgo solent homines. Nam intellectus et voluntas qui Dei essentiam constituerent, a nostro intellectu et voluntate toto cælo differre deberent nec in ulla re præterquam in nomine convenire possent ; non aliter scilicet quam inter se conveniunt canis, signum cæleste et canis, animal latrans. Quod sic demonstrabo. Si intellectus ad divinam naturam pertinet, non poterit uti noster intellectus posterior (ut plerisque placet) vel simul natura esse cum rebus intellectis quandoquidem Deus omnibus rebus prior est causalitate (per corollarium I propositionis 16) sed contra veritas et formalis rerum essentia ideo talis est quia talis in Dei intellectu existit objective. Quare Dei intellectus quatenus Dei essentiam constituere concipitur, est revera causa rerum tam earum essentiæ quam earum existentiæ, quod ab iis videtur etiam fuisse animadversum qui Dei intellectum, voluntatem et potentiam unum et idem esse asseruerunt. Cum itaque Dei intellectus sit unica rerum causa videlicet (ut ostendimus) tam earum essentiæ quam earum existentiæ, debet ipse necessario ab iisdem differre tam ratione essentiæ quam ratione existentiæ. Nam causatum differt a sua causa præcise in eo quod a causa habet. Exempli gratia homo est causa existentiæ, non vero essentiæ alterius hominis ; est enim hæc æterna veritas et ideo secundum essentiam prorsus convenire possunt ; in existendo autem differre debent et propterea si unius existentia pereat, non ideo alterius peribit sed si unius essentia destrui posset et fieri falsa, destrueretur etiam alterius essentia. Quapropter res quæ et essentiæ et existentiæ alicujus effectus est causa, a tali effectu differre debet tam ratione essentiæ quam ratione existentiæ. Atqui Dei intellectus est et essentiæ et existentiæ nostri intellectus causa ; ergo Dei intellectus quatenus divinam essentiam constituere concipitur, a nostro intellectu tam ratione essentiæ quam ratione existentiæ differt nec in ulla re præterquam in nomine cum eo convenire potest, ut volebamus. Circa voluntatem eodem modo proceditur, ut facile unusquisque videre potest.
[*] (Saisset) : D’autres pensent que ce qui donne à Dieu le caractère de cause libre, c’est qu’il peut faire, à les en croire, que les choses qui découlent de sa nature, c’est-à-dire qui sont en son pouvoir, n’arrivent pas ou bien ne soient pas produites par lui ; mais cela revient à dire que Dieu peut faire que de la nature du triangle il ne résulte pas que ses trois angles égalent deux droits, ou que d’une cause donnée il ne s’ensuive aucun effet, ce qui est absurde. Bien plus, je ferai voir tout à l’heure, et sans le secours de la Proposition qui vient d’être démontrée, que ni l’intelligence ni la volonté n’appartiennent à la nature de Dieu.
Je sais que plusieurs philosophes croient pouvoir démontrer que l’intelligence suprême et la libre volonté appartiennent à la nature de Dieu ; car, disent-ils, nous ne connaissons rien de plus parfait qu’on puisse attribuer à Dieu que cela même qui est en nous la plus haute perfection : or ces mêmes philosophes, quoiqu’ils conçoivent la souveraine intelligence de Dieu comme existant en acte, ne croient pourtant pas que Dieu puisse faire exister tout ce qui est contenu en acte dans son intelligence. Autrement ils croiraient avoir détruit la puissance de Dieu. Si Dieu avait créé, disent-ils, tout ce qui est en son intelligence, il ne lui serait plus rien resté à créer, conséquence qui leur paraît contraire à l’omnipotence divine ; et c’est pourquoi ils ont mieux aimé faire Dieu indifférent à toutes choses et ne créant rien de plus que ce qu’il a résolu de créer par je ne sais quelle volonté absolue. Pour moi, je crois avoir assez clairement montré (voyez la Propos. 16) que de la souveraine puissance de Dieu, ou de sa nature infinie, une infinité de choses infiniment modifiées, c’est-à-dire toutes choses ont découlé nécessairement ou découlent sans cesse avec une égale nécessité, de la même façon que de la nature du triangle il résulte de toute éternité que ses trois angles égalent deux droits ; d’où il suit que la toute-puissance de Dieu a été éternellement en acte et y persistera éternellement ; et de cette façon, elle est établie, à mon avis du moins, dans une perfection bien supérieure. Il y a plus, il me semble que mes adversaires (qu’on me permette de m’expliquer ici ouvertement) nient la toute-puissance de Dieu. Ils sont obligés, en effet, d’avouer que Dieu conçoit une infinité de créatures possibles, que jamais cependant il ne pourra créer ; car autrement, s’il créait tout ce qu’il conçoit, il épuiserait, suivant eux, sa toute-puissance et se rendrait lui-même imparfait. Les voilà donc réduits, pour conserver à Dieu sa perfection, de soutenir qu’il ne peut faire tout ce qui est compris en sa puissance, chose plus absurde et plus contraire à la toute-puissance de Dieu que tout ce qu’on voudra imaginer.
Pour dire ici un mot de l’intelligence et de la volonté que nous attribuons communément à Dieu, je soutiens que, si l’intelligence et la volonté appartiennent à l’essence éternelle de Dieu, il faut alors entendre par chacun de ces attributs tout autre chose que ce que les hommes entendent d’ordinaire, car l’intelligence et la volonté qui, dans cette hypothèse, constitueraient l’essence de Dieu, devraient différer de tout point de notre intelligence et de notre volonté, et ne pourraient leur ressembler que d’une façon toute nominale, absolument comme se ressemblent entre eux le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant. C’est ce que je démontre ainsi qu’il suit. S’il y a en Dieu une intelligence, elle ne peut avoir le même rapport que la nôtre avec les objets qu’elle embrasse. Notre intelligence, en effet, est par sa nature d’un ordre postérieur à ses objets (c’est le sentiment commun), ou du moins d’un ordre égal, tandis qu’au contraire Dieu est antérieur à toutes choses par sa causalité (voir le Coroll. 1 de la Propos. 16), et la vérité, l’essence formelle des choses, n’est ce qu’elle est que parce qu’elle existe objectivement dans l’intelligence de Dieu. Par conséquent, l’intelligence de Dieu, en tant qu’elle est conçue comme constituant l’essence de Dieu, est véritablement la cause des choses, tant de leur essence que de leur existence ; et c’est ce que semblent avoir aperçu ceux qui ont soutenu que l’intelligence, la volonté et la puissance de Dieu ne sont qu’une seule et même chose. Ainsi donc, puisque l’intelligence de Dieu est la cause unique des choses (comme nous l’avons montré), tant de leur essence que de leur existence, elle doit nécessairement différer de ces choses, sous le rapport de l’essence aussi bien que sous le rapport de l’existence. La chose causée, en effet, diffère de sa cause précisément en ce qu’elle en reçoit ; par exemple, un homme est cause de l’existence d’un autre homme, non de son essence. Cette essence, en effet, est une vérité éternelle, et c’est pourquoi ces deux hommes peuvent se ressembler sous le rapport de l’essence ; mais ils doivent différer sous le rapport de l’existence, et de là vient que, si l’existence de l’un d’eux est détruite, celle de l’autre ne cessera pas nécessairement. Mais si l’essence de l’un d’eux pouvait être détruite et devenir fausse, l’essence de l’autre périrait en même temps. En conséquence, une chose qui est la cause d’un certain effet, et tout à la fois de son existence et de son essence, doit différer de cet effet tant sous le rapport de l’essence que sous le rapport de l’existence. Or l’intelligence de Dieu est la cause de l’existence et de l’essence de la nôtre. Donc, l’intelligence de Dieu, en tant qu’elle est conçue comme constituant l’essence divine, diffère de notre intelligence tant sous le rapport de l’essence que sous le rapport de l’existence, et ne lui ressemble que d’une façon toute nominale, comme il s’agissait de le démontrer. Or chacun voit aisément qu’on ferait la même démonstration pour la volonté de Dieu.