EIII - Proposition 51 - scolie


Nous voyons qu’il peut arriver ainsi que l’un ait en haine ce qu’aime l’autre ; et que l’un ne craigne pas ce que craint l’autre ; qu’un seul et même homme aime maintenant ce qu’il haïssait auparavant, ose ce qui lui faisait peur, etc. Comme, en outre, chacun juge d’après son affection quelle chose est bonne, quelle mauvaise, quelle meilleure, et quelle pire (Scolie de la Prop. 39), il suit que les hommes [1] peuvent différer autant par le jugement que par l’affection ; par là il arrive que, comparant les hommes les uns aux autres, nous les distinguions par la seule diversité de leurs affections, et appelions les uns intrépides, les autres peureux, d’autres enfin d’un autre nom. J’appellerai, par exemple, intrépide celui qui méprise le mal dont j’ai habituellement peur ; et si, de plus, j’ai égard à ce que son Désir de faire du mal à celui qu’il hait n’est pas réduit par la peur d’un mal qui me retient habituellement, je l’appellerai audacieux. Puis celui-là me paraîtra peureux, qui a peur du mal que j’ai accoutumé de mépriser ; et si j’ai, en outre, égard à ce que son Désir est réduit par la peur d’un mal qui ne peut me retenir, je dirai qu’il est pusillanime ; et ainsi jugera chacun. A cause enfin de cette nature de l’homme et de l’inconstance de son jugement, comme aussi parce que l’homme juge souvent des choses par son affection seulement, et que les choses qu’il croit faire en vue de la Joie ou de la Tristesse et dont pour cette raison (Prop. 28) il s’efforce de procurer la venue ou qu’il s’efforce d’écarter, ne sont souvent qu’imaginaires - pour ne rien dire ici des autres causes d’incertitude que j’ai fait voir dans la deuxième Partie – pour toutes ces raisons donc, nous concevons aisément que l’homme puisse intervenir souvent lui-même comme cause tant de sa tristesse que de sa joie ; c’est-à-dire qu’il soit affecté d’une Joie ou d’une Tristesse qu’accompagne comme cause l’idée de lui-même ; et nous connaissons ainsi facilement ce qu’est le Repentir et ce qu’est le Contentement de soi. Le Repentir, dis-je, est une Tristesse qu’accompagne l’idée de soi-même, et le Contentement de soi est une Joie qu’accompagne comme cause l’idée de soi-même, et ces affections sont très vives parce que les hommes croient qu’ils sont libres (voir Prop. 49). [*]


Videmus itaque fieri posse ut quod hic amat, alter odio habeat et quod hic metuit, alter non metuat et ut unus idemque homo jam amet quod antea oderit et ut jam audeat quod antea timuit etc. Deinde quia unusquisque ex suo affectu judicat quid bonum, quid malum, quid melius et quid pejus sit (vide scholium propositionis 39 hujus) sequitur homines tam judicio quam affectu variare posse et hinc fit ut cum alios aliis comparamus, ex sola affectuum differentia a nobis distinguantur et ut alios intrepidos, alios timidos, alios denique alio nomine appellemus. Exempli gratia illum ego intrepidum vocabo qui malum contemnit quod ego timere soleo et si præterea ad hoc attendam quod ejus cupiditas malum inferendi ei quem odit et benefaciendi ei quem amat, non coercetur timore mali a quo ego contineri soleo, ipsum audacem appellabo. Deinde ille mihi timidus videbitur qui malum timet quod ego contemnere soleo et si insuper ad hoc attendam quod ejus cupiditas coercetur timore mali quod me continere nequit, ipsum pusillanimem esse dicam et sic unusquisque judicabit. Denique ex hac hominis natura et judicii inconstantia ut et quod homo sæpe ex solo affectu de rebus judicat et quod res quas ad lætitiam vel tristitiam facere credit quasque propterea (per propositionem 28 hujus) ut fiant promovere vel amovere conatur, sæpe non nisi imaginariæ sint ut jam taceam alia quæ in II parte ostendimus de rerum incertitudine, facile concipimus hominem posse sæpe in causa esse tam ut contristetur quam ut lætetur sive ut tam tristitia quam lætitia afficiatur concomitante idea sui tanquam causa atque adeo facile intelligimus quid pœnitentia et quid acquiescentia in se ipso sit. Nempe pœnitentia est tristitia concomitante idea sui et acquiescentia in se ipso est lætitia concomitante idea sui tanquam causa et hi affectus vehementissimi sunt quia homines se liberos esse credunt (vide propositionem 49 hujus).

[1NB : Il suit que cela peut se faire, encore que nous ayons montré dans le Coroll. de la Propos. 11, partie 2 que l’esprit humain était une partie de l’intellect divin.

[*(Saisset :) Nous voyons donc qu’il se peut faire qu’un homme haïsse ce qu’un autre aime, ou ne craigne point ce qu’un autre redoute ; et aussi qu’un seul et même homme aime ce qu’autrefois il détestait, et qu’il ose aujourd’hui ce que la crainte l’avait empêché de faire hier, etc. En outre, chacun jugeant selon ses passions de ce qui est bien ou mal, meilleur ou pire (voy. le Scol. de la Propos. 39) il s’ensuit que les hommes (*) peuvent différer dans leurs jugements autant que dans leurs passions ; d’où il arrive que lorsque nous comparons les hommes, nous les distinguons par la seule différence des passions, et nous donnons à ceux-ci le nom d’intrépides, à ceux-là, le nom de timides, et à d’autres, d’autres noms. Par exemple, j’appellerai, quant à moi, intrépide celui qui méprise un mal que je suis accoutumé à craindre ; et si je remarque en outre que le désir qu’il éprouve de faire du mal à ce qu’il hait, et du bien à ce qu’il aime, n’est point empêché par la crainte d’un mal qui, d’ordinaire, me retient, je l’appellerai audacieux : celui-là, au contraire, me paraîtra timide, qui redoute un mal que je suis accoutumé à braver ; et si je remarque en outre que son désir est empêché par la crainte d’un mal qui ne peut, moi, me retenir, je dirai qu’il est pusillanime. Et chacun jugera, comme moi, suivant ses sentiments particuliers.

Enfin, la nature humaine étant ainsi faite et nos jugements inconstants à ce point ; si l’on ajoute que l’homme ne juge souvent des choses que par ses passions, et que souvent aussi les objets qu’il se représente commune des causes de joie ou de tristesse, et qu’il s’efforce en conséquence d’attirer à lui ou d’en éloigner (par la Propos. 28) sont des objets tout imaginaires (pour ne point parler ici de tout ce qui a été expliqué dans la seconde partie touchant l’incertitude des choses), il est aisé de concevoir que l’homme est souvent pour beaucoup dans la cause de sa tristesse comme de sa joie ; en d’autres termes, que sa tristesse et sa joie sont souvent accompagnées de l’idée de soi-même comme cause ; d’où l’on peut comprendre ce que c’est que repentir et paix intérieure. Le repentir est une tristesse accompagnée de l’idée de soi-même ; et la paix intérieure, une joie accompagnée de l’idée de soi-même ; toujours à titre de cause ; et ces passions ont une très-grande force, parce que les hommes croient être libres (voyez la Propos. 49).

(*)NB : Il suit que cela peut se faire, encore que nous ayons montré dans le Coroll. de la Propos. 11, partie 2 que l’esprit huamin était une partie de l’intellect divin.