EIII - Proposition 59 - scolie

  • 20 mai 2004

Je ramène à la Force d’âme les actions qui suivent des affections se rapportant à l’Âme en tant qu’elle connaît, et je divise la Force d’âme en Fermeté et Générosité. Par Fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. Par Générosité j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la Générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui. La Tempérance donc, la Sobriété et la Présence d’Esprit dans les périls, etc., sont des espèces de Fermeté ; la Modestie, la Clémence, etc., des espèces de Générosité. Je pense ainsi avoir expliqué et fait connaître par leurs premières causes les principales affections et fluctuations de l’âme qui naissent par la combinaison des trois affections primitives, savoir le Désir, la Joie et la Tristesse. On voit par cette exposition que nous sommes mus en beaucoup de manières par les causes extérieures, et que, pareils aux vagues de la mer, mues par des vents contraires, nous sommes ballottés, ignorant ce qui nous adviendra et quel sera notre destin. J’ai dit toutefois que j’ai fait connaître seulement les principaux conflits où l’âme est engagée, et non tous ceux qu’il peut y avoir. Continuant de suivre en effet la même voie que plus haut, nous pouvons montrer facilement que l’Amour se joint au Repentir, au Dédain, à la Honte, etc. Bien mieux, il est, je crois, établi pour chacun par ce qui précède que les affections peuvent se combiner entre elles de tant de manières, et que tant de variétés naissent de là, qu’on ne peut leur assigner aucun nombre. Mais il suffit à mon dessein d’avoir énuméré les principales ; pour celles que j’ai omises, elles seraient objet de curiosité plus que d’utilité. Il reste cependant à observer au sujet de l’Amour que, par une rencontre très fréquente, quand nous jouissons de la chose appétée, le Corps peut acquérir par cette jouissance un état nouveau, être par là autrement déterminé, de façon que d’autres images de choses soient éveillées en lui, et que l’Âme commence en même temps à imaginer autre chose et à désirer autre chose. Quand, par exemple, nous imaginons quelque chose, à la saveur de quoi nous avons accoutumé de prendre plaisir, nous désirons en jouir, c’est-à-dire en manger. Mais, tandis que nous en jouissons ainsi, l’estomac se remplit, et le Corps se trouve dans un autre état. Si donc, dans cette disposition nouvelle du Corps, l’image de ce même aliment se maintient parce qu’il est présent, et conséquemment aussi l’effort ou le Désir d’en manger, à ce désir ou effort s’opposera cet état nouveau et, par suite, la présence de l’aliment appété sera odieuse ; c’est là ce que nous appelons Dégoût et Lassitude. J’ai, en outre, négligé les troubles extérieurs affectant le Corps qui s’observent dans les affections, tels le tremblement, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce qu’ils se rapportent au Corps uniquement sans aucune relation avec l’Âme. Je dois enfin faire au sujet des définitions des affections certaines observations, et pour cette raison je reproduirai ici avec ordre ces définitions, y insérant ce qui est à observer sur chacune. [*]


Omnes actiones quæ sequuntur ex affectibus qui ad mentem referuntur quatenus intelligit, ad fortitudinem refero quam in animositatem et generositatem distinguo. Nam per animositatem intelligo cupiditatem qua unusquisque conatur suum esse ex solo rationis dictamine conservare. Per generositatem autem cupiditatem intelligo qua unusquisque ex solo rationis dictamine conatur reliquos homines juvare et sibi amicitia jungere. Eas itaque actiones quæ solum agentis utile intendunt, ad animositatem et quæ alterius etiam utile intendunt ad generositatem refero. Temperantia igitur, sobrietas et animi in periculis præsentia etc. animositatis sunt species ; modestia autem, clementia etc. species generositatis sunt. Atque his puto me præcipuos affectus animique fluctuationes quæ ex compositione trium primitivorum affectuum nempe cupiditatis, lætitiæ et tristitiæ oriuntur, explicuisse perque primas suas causas ostendisse. Ex quibus apparet nos a causis externis multis modis agitari nosque perinde ut maris undæ a contrariis ventis agitatæ fluctuari nostri eventus atque fati inscios. At dixi me præcipuos tantum, non omnes qui dari possunt animi conflictus ostendisse. Nam eadem via qua supra procedendo facile possumus ostendere amorem esse junctum pœnitentiæ, dedignationi, pudori etc. Imo unicuique ex jam dictis clare constare credo affectus tot modis alios cum aliis posse componi indeque tot variationes oriri ut nullo numero definiri queant. Sed ad meum institutum præcipuos tantum enumeravisse sufficit nam reliqui quos omisi plus curiositatis quam utilitatis haberent. Attamen de amore hoc notandum restat quod scilicet sæpissime contingit dum re quam appetebamus fruimur, ut corpus ex ea fruitione novam acquirat constitutionem a qua aliter determinatur et aliæ rerum imagines in eo excitantur et simul mens alia imaginari aliaque cupere incipit. Exempli gratia cum aliquid quod nos sapore delectare solet, imaginamur, eodem frui nempe comedere cupimus. At quamdiu eodem sic fruimur, stomachus adimpletur corpusque aliter constituitur. Si igitur corpore jam aliter disposito ejusdem cibi imago quia ipse præsens adest, fomentetur et consequenter conatus etiam sive cupiditas eundem comedendi, huic cupiditati seu conatui nova illa constitutio repugnabit et consequenter cibi quem appetebamus, præsentia odiosa erit et hoc est quod fastidium et tædium vocamus. Cæterum corporis affectiones externas quæ in affectibus observantur, ut sunt tremor, livor, singultus, risus etc. neglexi quia ad solum corpus absque ulla ad mentem relatione referuntur. Denique de affectuum definitionibus quædam notanda sunt, quas propterea hic ordine repetam et quid in unaquaque observandum est, iisdem interponam.


[*(Saisset :) Toutes les actions qui résultent de cet ordre d’affections qui se rapportent à l’âme en tant qu’elle pense, constituent la force d’âme. Il y a deux espèces de force d’âme, savoir : l’intrépidité et la générosité. J’entends par intrépidité, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour conserver son être en vertu des seuls commandements de la raison. J’entends par générosité, ce désir qui porte chacun de nous, en vertu des seuls commandements de la raison, à faire effort pour aider les autres hommes et se les attacher par les liens de l’amitié. Ainsi donc, ces actions qui ne tendent qu’à l’intérêt particulier de l’agent, je les rapporte à l’intrépidité, et à la générosité celles qui tendent en outre à l’intérêt d’autrui. De cette façon, la tempérance, la sobriété, la présence d’esprit dans le danger, etc., sont des espèces particulières d’intrépidité ; la modestie, la clémence, etc., sont des espèces, de générosité.

Il me semble maintenant que j’ai expliqué par ce qui précède les principales passions de l’âme, et ces fluctuations intérieures qui naissent des combinaisons diverses des trois passions primitives, le désir, la joie et la tristesse ; et je crois avoir ramené tous ces phénomènes à leurs premiers principes. On voit par là que nous sommes agités en mille façons par les causes extérieures ; et, comme les flots de la mer soulevés par des vents contraires, notre âme flotte entre les passions, dans l’ignorance de l’avenir et de sa destinée.

Du reste, comme je l’ai dit, je n’ai point voulu montrer toutes les complications possibles des passions humaines, mais seulement les plus importantes ; car en suivant la même voie que ci-dessus, il m’eût été facile de faire voir que l’amour se joint au repentir, au dédain, à la honte ; mais je crois qu’il est bien établi pour tout le monde, d’après ce qui précède, que les passions se peuvent combiner les unes avec les autres de tant de manières et qu’il en résulte des variétés si nombreuses qu’il est impossible d’en fixer le nombre. Or, il suffit à mon but d’avoir examiné seulement les principale passions ; et quant à analyser les autres, ce serait un objet de curiosité plutôt que d’utilité. Toutefois, j’ai une dernière remarque à faire au sujet de l’amour, qui est qu’il arrive souvent, quand nous jouissons d’un objet désiré, que le corps acquiert par cette jouissance une disposition nouvelle qui lui imprime de nouvelles déterminations, de telle sorte qu’il se forme en lui d’autres images des choses, et que par suite l’âme commence à imaginer d’une manière différente et à former d’autres désirs. Par exemple, quand nous imaginons un objet dont la saveur nous est habituellement agréable, nous désirons de jouir de cet objet, c’est-à-dire de le manger ; or, tandis que nous le mangeons, l’estomac se remplit et le corps se trouve disposé d’une nouvelle manière. Les choses en étant là, si l’image de ce mets présent à nos yeux vient à se représenter et avec elle le désir de manger, il arrivera que la nouvelle disposition de notre corps s’opposera à ce désir, et la présence de l’objet que nous aimons nous deviendra désagréable ; c’est là ce qu’on appelle le dégoût, l’ennui.

Du reste, j’ai négligé de marquer les affections extérieures qu’on observe dans le développement des passions, comme le tremblement des membres, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce que ces affections se rapportent exclusivement au corps sans aucune relation à l’âme. Je termine par la définition des passions, et je vais, en conséquence, les ranger ici par ordre, en intercalant les observations convenables : Définitions des affects.

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