Lettre 31 - Oldenburg à Spinoza (12 octobre 1665)
à Monsieur B. de Spinoza,
Henri Oldenburg.
Monsieur et ami honoré,
Comme il convient à un homme de cœur et à un philosophe, vous faites en sorte d’aimer les gens de bien. Ne doutez pas qu’ils ne vous aiment en retour et n’estiment vos mérites comme il est juste. M. Boyle se joint à moi pour vous envoyer ses meilleurs souhaits et vous exhorte à continuer de philosopher avec courage et conviction. En particulier si vous avez réussi à voir un peu clairement comment chaque partie de la nature s’accorde avec son tout et de quelle manière elle se rattache aux autres parties, nous vous demandons de vouloir bien nous communiquer vos lumières sur ce problème difficile. J’approuve entièrement les motifs qui vous ont déterminé, d’après l’exposé que vous en faites, à composer un Traité sur l’Écriture, et l’un de mes plus chers désirs est de voir de mes yeux vos commentaires sur ce sujet. M. Serrarius me fera prochainement parvenir un paquet et, si vous le voulez bien, vous pouvez lui confier en toute sécurité ce que vous avez déjà fait. De même que vous pouvez compter de notre côté sur une promptitude égale à vous obliger.
J’ai quelque peu feuilleté le Monde souterrain de Kircher : ses raisonnements ne me donnent pas une haute idée de ses capacités, mais les observations et les expériences qui s’y trouvent relatées font honneur à sa diligence et à son désir de rendre service à la République des philosophes. Comme vous le voyez, je lui reconnais autre chose que de la piété, vous démêlerez sans peine ce que pensent de lui ceux qui l’aspergent d’eau bénite. Dans le passage de votre lettre où vous parlez du traité de Huygens sur le mouvement, vous donnez à entendre que les règles énoncées par Descartes à ce sujet sont presque toutes fausses. Je n’ai pas sous la main le petit ouvrage que vous avez précédemment publié sur les Principes de Descartes, démontrés géométriquement, et ne me rappelle pas si vous y démontrez cette fausseté ou si, pour l’enseignement d’autrui, vous y suivez Descartes pas à pas. Plût au Ciel que l’enfant de votre propre esprit vît enfin le jour et que le cercle des philosophes le reçût de vous pour lui prodiguer ses soins ! Vous avez, il m’en souvient, donné à entendre quelque part qu’il était possible aux hommes de connaître et d’expliquer clairement beaucoup d’entre les choses que Descartes déclarait passer notre compréhension, et même des choses bien plus hautes et plus subtiles. Pourquoi hésiter, mon ami, que craignez-vous ? Allez de l’avant, mettez-vous à l’œuvre et menez à bien une tâche si grande, vous verrez tout le chœur des philosophes vous entourer. J’ose engager ma parole qu’il en sera ainsi, je ne le ferais pas si je doutais que cela dût être. Je ne puis croire que vous ayez quoi que ce soit dans l’esprit qui menace l’existence de Dieu et de la Providence. Ces points d’appui hors de cause, la religion repose sur une base solide, toutes les considérations philosophiques peuvent être soutenues et avouées. Ne vous laissez donc plus arrêter et ne souffrez pas que votre travail soit interrompu.
Vous apprendrez, je pense, bientôt ce qu’il y a lieu d’admettre au sujet des comètes récentes. Le Dantzicois Hévélius et le Français Auzout, tous deux mathématiciens et savants, sont en désaccord au sujet des observations faites. Leur controverse est soumise à l’examen en ce moment et, quand le cas aura été jugé, j’aurai, je crois, communication de toutes les pièces du procès et je vous les transmettrai. Il y a une chose que je puis affirmer : tous les astronomes que je connais pensent qu’il y a eu deux comètes et non une seule et je n’ai rencontré jusqu’ici personne qui ait tenté d’expliquer par l’hypothèse de Descartes les phénomènes auxquels elles ont donné lieu.
Je vous demanderai si vous avez appris quelque chose de nouveau sur les travaux et les recherches de Huygens, de même que sur son établissement en France, de vouloir bien m’en faire part le plus tôt possible. Joignez-y, je vous en prie, ce qui se dit chez vous du traité de paix, des desseins de l’armée suédoise transportée en Allemagne et aussi de l’avance de l’évêque de Munster. Toute l’Europe, à ce que je pense, va être entraînée à la guerre l’été prochain et tout semble annoncer de grands changements. Pour nous, nous n’avons qu’à servir d’une âme pure la Divinité suprême et à cultiver une philosophie conforme à la vérité, solide et utile. Quelques-uns de nos philosophes qui ont suivi le Roi à Oxford y tiennent d’assez fréquentes réunions, et avisent au moyen de faire progresser la physique. Ils ont entrepris entre autres des recherches sur la nature des sons. Ils feront, je crois, des expériences en vue de déterminer dans quelle proportion il faut augmenter les poids servant à tendre une corde, pour que, sans l’adjonction d’aucune autre force, elle rende un son plus aigu qui s’accorde avec le son précédemment émis. Je reviendrai ailleurs avec plus de développement sur ce sujet. Portez-vous bien et n’oubliez pas votre tout dévoué
HENRI OLDENBURG.
Londres, le 12 octobre 1665.
Lisez la réponse de Spinoza : Lettre 32 - Spinoza à Oldenburg (20 novembre 1665).