Lettre 35 - Spinoza à Hudde (10avril 1666)
Existence nécessaire et unité de Dieu
à Monsieur Hudde,
B. de Spinoza.
Monsieur,
Vous avez dans votre dernière lettre, qui est du 30 mars, excellemment éclairci ce qui était resté quelque peu obscur pour moi dans celle du 10 février. Maintenant que je sais quel est proprement votre sentiment, je vais poser la question telle que vous la concevez. Il s’agit de savoir s’il n’y a qu’un seul Être qui subsiste par sa propre force et se suffit à lui-même, ce que non seulement j’affirme mais prétends démontrer en m’appuyant sur ce que sa nature enveloppe l’existence nécessaire, bien que cela se conclue très aisément de l’entendement (comme je l’ai démontré dans la proposition II de mes Principes de Descartes démontrés géométriquement) ou des autres attributs de Dieu. Pour commencer, je montrerai brièvement au préalable quelles propriétés doit avoir un Être enveloppant l’existence nécessaire. Savoir :
1° Il est éternel ; si on lui attribuait en effet une durée déterminée, on concevrait cet Être en dehors de cette durée déterminée, comme n’enveloppant pas l’existence nécessaire, ce qui est contraire à sa définition.
2° Il est simple, non composé de parties. Il faut, en effet, que les parties composantes soient antérieures par leur nature au composé et connues avant lui ; ce qui ne peut être quand il s’agit d’un être éternel de sa nature.
3° Cet être ne peut être conçu comme limité, mais seulement comme infini. Si en effet la nature de cet être était limitée et était conçue comme telle, en dehors de ces limites elle serait connue comme n’existant pas, cela aussi est contraire à la définition.
4° Il est indivisible. Car s’il était divisible il pourrait être divisé en parties qui seraient de même nature que lui ou de nature différente. Dans cette dernière hypothèse il pourrait être détruit et ainsi ne pas exister, ce qu’exclut sa définition ; dans la première, l’une quelconque des parties envelopperait l’existence nécessaire par soi, elle pourrait donc exister et conséquemment être conçue seule sans les autres, et ainsi cette nature pourrait être considérée comme limitée, ce qui, d’après ce qui précède, serait contraire à sa définition. Par là on voit que, si l’on veut attribuer à un Être de cette sorte une imperfection, on tombe aussitôt dans la contradiction. Ou bien en effet cette imperfection que nous voudrions attribuer à sa nature, résiderait en quelque déficience, c’est-à-dire en quelque limitation qui serait dans sa propre nature, ou bien elle consisterait en un changement qu’elle souffrirait par l’action de causes extérieures en raison de son manque de force. Ainsi nous reviendrions toujours à dire que cette nature, qui enveloppe l’existence nécessaire, n’existe pas ou n’existe pas nécessairement. Je conclus donc,
5° Que tout ce qui enveloppe l’existence nécessaire ne peut avoir en soi aucune imperfection mais doit n’être que perfection.
6° Puisque maintenant de la perfection seule peut provenir qu’un être existe par sa propre force et se suffise à lui-même, si nous supposons qu’un être en qui toutes les perfections ne sont pas comprises, existe par sa propre nature, nous devons admettre aussi l’existence de l’Être qui comprend en lui-même toutes les perfections. Car si un être doué d’une puissance moindre se suffit a lui-même, combien plus il en sera ainsi d’un autre doué d’une puissance plus grande.
Pour en venir enfin au point essentiel, j’affirme qu’il ne peut y avoir qu’un Être unique à la nature duquel appartienne l’existence, à savoir l’Être qui a en lui-même toutes les perfections et que j’appellerai du nom de Dieu. Si en effet l’on suppose un Être à la nature duquel il appartient d’exister, cet Être ne peut contenir en lui-même aucune imperfection mais doit n’être que perfection (par l’observation n° 5). Et en conséquence la nature d’un tel Être doit appartenir à Dieu (dont, suivant l’observation n° 6, nous devons affirmer l’existence), parce qu’elle possède toutes les perfections et ne possède point d’imperfections. Et elle ne peut exister en dehors de Dieu, car si elle existait en dehors de Dieu, une seule et même nature enveloppant l’existence nécessaire existerait en double exemplaire, ce qui, d’après la démonstration précédente, est absurde. Donc en dehors de Dieu rien n’enveloppe l’existence nécessaire, mais Dieu seul l’enveloppe. Ce qu’il fallait démontrer.
Voilà, Monsieur, ce que pour le moment je puis offrir en manière de démonstration. Je souhaite que la possibilité me soit donnée de vous montrer que je suis...
Voorburg, le 10 avril 1666.