Lettre 36 - Spinoza à Hudde (mi juin 1666)

Existence nécessaire et unité de Dieu - Question d’optique

  • 31 juillet 2005


à Monsieur Hudde,
B. de Spinoza.

Monsieur,

Je n’ai pu, par suite de quelques empêchements, répondre plus tôt à votre lettre du 19 mai. Mais, puisque j’ai cru comprendre que vous suspendiez votre jugement sur la démonstration que je vous ai envoyée, au moins sur sa plus grande partie (à cause, pensé-je, de l’obscurité que vous y trouvez), je vais essayer de l’expliquer plus clairement.

J’ai énoncé en premier lieu quatre propriétés qu’un Être existant par sa seule force et se suffisant à lui-même doit avoir. J’ai ramené à une seule dans ma cinquième proposition ces quatre propriétés et les autres semblables. Ensuite, pour déduire de la seule proposition prise comme point de départ tout ce qu’implique nécessairement ma démonstration, j’ai en sixième lieu voulu démontrer l’existence de Dieu en partant de cela seul qui était supposé. Et enfin j’ai conclu de là ce qu’il s’agissait d’établir, sans supposer connu autre chose que le sens pur et simple des mots. Tel était mon dessein brièvement résumé, tel mon but. Je vais maintenant expliquer séparément le sens de chacune des parties de ma démonstration en commençant par les propriétés sur lesquelles je m’appuie.

Dans la première vous ne trouvez pas de difficulté et, comme la seconde, c’est un axiome. Je n’entends en effet par simple rien d’autre que ce qui n’est pas composé de parties soit différentes, soit s’accordant entre elles par leur nature. La démonstration vaut certainement pour tous les cas.

Vous avez fort bien compris le sens de la troisième proposition, pour autant qu’il s’agit d’affirmer que, si l’Être est Pensée, il n’est point limité en tant que pensant, et que s’il est Étendue, il n’est point limité en tant qu’étendu, mais ne peut être conçu que comme infini, et cependant vous dites que vous ne comprenez pas la conclusion. Elle s’appuie cependant sur ce qu’il y a contradiction à ce qu’une chose dont la définition enveloppe l’existence, ou (cela revient au même) qui affirme son existence, soit conçue comme n’existant pas. Et comme une limitation n’exprime rien de positif mais seulement une privation d’existence, propre à la nature de la chose conçue comme limitée, il suit de là que ce dont la définition affirme l’existence ne peut être conçu comme limité. Si par exemple le terme d’étendue enveloppe l’existence nécessaire, il sera aussi impossible de concevoir l’étendue sans l’existence que l’étendue sans l’étendue. Si l’on en juge ainsi il sera également impossible de concevoir l’étendue comme limitée. Si en effet on la conçoit comme limitée, elle devrait l’être par sa propre nature, c’est-à-dire par l’étendue et ainsi cette étendue par laquelle l’étendue serait limitée, devrait être conçue comme une négation de l’existence. Mais cela est une contradiction manifeste avec l’hypothèse.

Dans ma quatrième proposition j’ai seulement voulu montrer qu’un tel Être ne peut être divisé ni en parties de même nature que lui, ni en parties de nature différente, c’est-à-dire ni en parties qui enveloppent l’existence nécessaire, ni en parties qui ne l’enveloppent pas. Si, en effet, disais-je, vous admettez la deuxième hypothèse, l’Être pourrait être détruit, car, c’est détruire une chose que la résoudre en parties dont aucune ne manifeste la nature du tout. Quant à la première hypothèse, elle est en contradiction avec les trois propriétés précédemment reconnues comme appartenant à l’Être.

Dans ma cinquième proposition j’ai uniquement présupposé que la perfection consiste dans l’être, l’imperfection dans la privation de l’être. Je dis : la privation, car, bien que, par exemple, l’étendue exclue de sa propre nature la pensée, il n’y a pour cela en elle aucune imperfection. Au contraire, si elle était privée d’étendue, il y aurait lieu de lui attribuer une imperfection. Il en serait ainsi réellement au cas qu’elle fût limitée et de même si elle était privée de durée, de situation, etc...

Vous m’accordez ma sixième proposition sans restriction. Et cependant vous dites que la difficulté subsiste entièrement pour vous (il s’agit de savoir pourquoi il ne peut exister une pluralité d’êtres existant par eux-mêmes et cependant différents par leur nature : l’étendue et la pensée qui diffèrent par leur nature ne peuvent-elles subsister par elles-mêmes et se suffire à elles-mêmes ?) Je ne puis m’expliquer que vous voyiez là une difficulté qu’en admettant que vous entendez la proposition dans un sens autre que celui que je lui donne. Je crois voir comment vous l’entendez. Toutefois pour ne pas perdre de temps, je me bornerai à dire quel sens elle a pour moi. Je dirai donc pour ce qui est de la sixième proposition : si nous posons qu’une chose, infinie et parfaite seulement dans son genre, existe par elle-même, il faudra aussi accorder l’existence à un être infini et parfait absolument. C’est un tel être que j’appelle Dieu. Si par exemple nous voulons admettre que la pensée et l’étendue (l’une et l’autre peuvent être parfaites dans leur genre, c’est-à-dire en un certain genre d’existence) existent par elles-mêmes, nous devons aussi accorder l’existence à Dieu qui est parfait absolument, c’est-à-dire à un être infini absolument. Je voudrais ici rappeler ce que j’ai dit tout à l’heure au sujet du mot d’imperfection : il signifie qu’à une chose quelconque manque ce qui cependant appartient à sa nature. Par exemple l’étendue ne peut être dite imparfaite que relativement à la durée, la situation, la grandeur, que si, veux-je dire, elle a une durée limitée, ne conserve pas de situation ou a une grandeur limitée. Elle ne peut être dite imparfaite parce qu’elle ne pense pas, puisque sa nature n’exige rien de tel, consistant dans la seule étendue, c’est-à-dire dans un genre d’être. Puis donc que la nature de Dieu ne consiste pas dans un certain genre d’être, mais dans un Être qui est infini absolument, sa nature exige tout ce que l’être exprime de perfection, sans quoi elle serait limitée et déficiente. Cela étant il ne peut y avoir qu’un seul Être, à savoir Dieu, qui existe par sa propre force. Si en effet nous accordons, disons par exemple, à l’étendue qu’elle enveloppe l’existence, il faut qu’elle soit éternelle et infinie, n’exprime absolument aucune imperfection, mais au contraire une perfection : l’Étendue appartiendra donc à Dieu ou encore sera une chose qui exprime en une certaine manière la nature de Dieu, puisque Dieu est en son essence infini et omnipotent, non à un certain égard seulement mais absolument. Et ce qui vient d’être dit (par choix arbitraire) de l’étendue, on pourra l’affirmer aussi de toute chose à laquelle on attribuera l’existence nécessaire. Je conclus donc, comme dans ma lettre précédente, qu’en dehors de Dieu rien ne subsiste par soi, et que cela est vrai seulement de Dieu. Je crois que ce développement suffit pour expliciter le sens de cette lettre et que vous pourrez ainsi en mieux juger.

Je pourrais m’arrêter là. Toutefois, comme j’ai l’intention de faire fabriquer pour moi de nouvelles cuvettes à polir le verre, je voudrais vous demander conseil à ce sujet. Je ne vois pas quel profit nous aurions à tourner des verres convexes-concaves. Au contraire, il me paraît que des verres plans-convexes seraient plus utiles si mon calcul est juste. Supposons en effet, pour simplifier, que l’indice de réfraction soit

et, en conservant dans la figure ci-jointe la notation adoptée par vous dans votre petite Dioptrique, nous trouvons en appliquant la formule :

Si donc x = 0 on aura z = 2, c’est la plus grande longueur que z puisse atteindre. Et si

on aura

ou un peu plus, si nous supposons que le rayon BI ne se réfracte pas une deuxième fois, quand au sortir de la lentille il se dirige vers le point I. Supposons maintenant qu’il se réfracte sur la surface plane BF et ne se dirige plus vers le point I mais vers le point R. Quand donc les longueurs BI et BR soutiendront entre elles un rapport égal à l’indice de réfraction, c’est-à-dire

suivant notre hypothèse, si nous appliquons la même formule il viendra

ce qui pour x = 0 donnera NR = 1. NR sera donc dans ce cas égal à la moitié du diamètre. Pour

nous aurons

Cela montre qu’en pareil cas le foyer est moindre, bien que la longueur de l’appareil optique soit plus petite d’un demi-diamètre.

Par suite, si nous fabriquons une lunette de la longueur DI en supposant le demi-diamètre égal à 1 1/2, l’ouverture BF demeurant constante, le foyer sera beaucoup moindre. La raison, en outre, pour laquelle des lentilles convexes concaves me plaisent moins, sans parler de la dépense et de la peine doubles qu’elles demandent, c’est que les rayons n’étant tous pas dirigés vers un même point, ne tomberont jamais perpendiculairement à une surface concave. Comme cependant je ne doute pas que vous n’ayez déjà examiné tout cela, n’ayez fait plus exactement ces calculs et n’ayez résolu le problème, je vous demande votre avis et votre conseil, etc.

Voorburg, mi juin 1666.


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