Lettre 38 - Spinoza à van der Meer (1er octobre 1666)

Question de probabilités.

  • 31 juillet 2005


À Monsieur Jean Van der Meer,
B. de Spinoza.

Monsieur,

Dans la campagne solitaire où je vis j’ai réfléchi au problème que vous m’avez posé un jour et j’en ai trouvé la solution simple. La démonstration, qui est générale, repose sur ce principe : le jeu est équitable quand les chances de gain ou de perte, c’est-à-dire l’espérance des deux joueurs, sont égales. Cette égalité doit consister en un rapport entre les chances de gain et l’argent que hasardent les deux adversaires. Si donc les chances sont égales des deux côtés, il faut que les enjeux, les sommes hasardées soient aussi égales. Si les chances sont inégales, l’un devra exposer d’autant plus d’argent que ses chances l’emportent sur celles de l’autre et de la sorte l’espérance sera la même des deux côtés. Si en effet A, jouant avec B, a, supposons, deux chances de gagner et une seulement de perdre, tandis que B n’a qu’une chance de gagner et deux de perdre, on voit clairement que A devra hasarder pour chacune de ses chances de gagner autant que B pour sa chance unique, ainsi l’enjeu de A devra être double de celui de B.

Pour montrer cela plus clairement, supposons que trois joueurs A, B, C jouent entre eux avec des chances égales et que tous trois exposent la même somme. Il est manifeste que, les enjeux étant égaux, chacun ne hasarde que le tiers de l’argent mis au jeu et peut gagner les deux tiers et que, puisqu’il joue contre deux personnes, il n’a qu’une chance de gagner et deux chances de perdre. Si nous supposons que l’un deux, disons C, avant le commencement de la partie veuille se retirer du jeu, il devra recouvrer son enjeu, c’est-à-dire le tiers de la masse totale et B, s’il veut acheter l’espérance de C et prendre sa place, devra mettre au jeu autant que reçoit C. A ne peut s’opposer à cette substitution, car c’est pour lui tout un d’avoir contre lui deux chances appartenant à deux joueurs différents ou de courir le même risque avec un seul adversaire. Cela étant, si, alors qu’un joueur étend la main, l’autre doit choisir entre deux nombres avec cette conviction que, s’il tombe juste, il gagne une certaine somme d’argent et en perd une égale s’il tombe à côté, il est manifeste que l’espérance est la même des deux côtés, pour celui qui met à la devine et pour celui qui doit deviner. De même si l’un des deux joueurs doit choisir entre trois nombres et, en cas qu’il tombe juste, doit gagner une certaine somme, et en perdre la moitié dans le cas contraire. L’espérance sera encore la même pour les deux joueurs, si celui qui étend la main donne à l’autre la faculté de faire deux conjectures successives en convenant que, si l’une d’elles est juste, il gagnera une certaine somme et, si aucune ne l’est, il perdra le double. Il y a encore égalité de chance et d’espérance si c’est entre quatre nombres qu’il faut choisir et qu’on ait le droit de faire trois conjectures, devant gagner une certaine somme si l’une d’elles est juste, et perdre le triple si aucune ne l’est. Ou encore s’il y a cinq nombres et que l’on puisse faire quatre tentatives avec chance de gagner un et de perdre quatre. Il suit de là que celui qui étend la main droite, est dans les mêmes conditions que quelqu’un qui, autant de fois qu’il le veut, cherche à deviner un nombre parmi plusieurs et qui à toutes ces tentatives hasarde une fraction de la somme totale mise au jeu dont le numérateur est le nombre de tentatives. Si, par exemple, il y a cinq nombres entre lesquels il faut en désigner un et que l’on ne fasse qu’une tentative, l’enjeu de celui qui cherche à deviner devra être 1/5 celui des autres 4/5 ; s’il y a deux tentatives ces enjeux seront respectivement 2/5 et 3/5 ; s’il y en a trois, 3/5 et 2/5 ; s’il y en a quatre, 4/5 et 1/5 ; s’il y en avait cinq 5/5 et o/5. Et en conséquence il revient au même pour celui qui donne à deviner de risquer 1/6 du total mis au jeu pour gagner 5/6, qu’il ait affaire au même joueur faisant cinq tentatives ou à cinq joueurs dont chacun fait une tentative comme c’est le cas dans votre problème.

Voorburg, 1er octobre 1666.


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