Lettre 43 - Spinoza à Jacob Osten

  • 1er août 2005


à Monsieur J. Osten,
Benoît de Spinoza.

Monsieur,

Vous vous étonnez sans doute que j’aie tant tardé, mais j’ai eu peine à me décider à répondre au libelle que vous avez bien voulu me communiquer, et je ne m’y résous que pour tenir ma promesse. Du moins m’accorderai-je la satisfaction d’y répondre le plus brièvement possible et me bornerai-je à montrer que mon accusateur interprète très faussement mes sentiments. Par malice ou par ignorance ? J’aurai peine à le dire. Mais venons au fait.

En premier lieu, dit-il, peu lui importe de quelle race je suis et quelle règle de vie j’observe. Certes s’il le savait il n’aurait pas cru si aisément que j’enseigne l’athéisme. Les athées, en effet, ont coutume de rechercher sans mesure les honneurs et les richesses, choses que j’ai toujours méprisées, comme le savent tous ceux qui me connaissent. De plus, pour parvenir à son but, il dit que je ne suis pas d’un esprit obtus ; cela lui donne plus de facilité pour soutenir que, par ruse et malice, et dans un mauvais dessein, j’ai plaidé la cause détestable des déistes. Voilà qui suffit à montrer qu’il n’a pas entendu mes raisonnements. Qui, en effet, pourrait avoir l’esprit si plein de ruse et d’astuce que, par faux semblant, il donnât tant d’arguments et d’aussi solides à l’appui d’une thèse qu’il croirait fausse ? Et quel écrivain mon accusateur juge-t-il sincère s’il croit qu’on peut démontrer des fictions aussi solidement que des vérités ? Cela d’ailleurs ne me surprend pas. C’est ainsi que Descartes a été jadis interprété par Voët et que les meilleurs sont travestis.

Il continue cependant : Pour éviter de tomber dans la superstition, j’aurai selon lui renversé toute la religion. Je ne sais ce qu’il entend par superstition et par religion. Mais je vous en prie, est-ce renverser toute la religion que d’affirmer qu’il faut reconnaître Dieu comme étant le souverain bien, et l’aimer comme tel d’une âme libre ? De croire qu’en cet amour consiste notre félicité suprême et notre plus grande liberté ? Que la récompense de la vertu est la vertu même et que le châtiment réservé à la déraison et à l’abandon de soi, c’est précisément la déraison ? Tout cela, je ne l’ai pas seulement dit en termes exprès, je l’ai en outre démontré par les raisons les plus solides. Mais je crois voir dans quel bourbier cet homme est enfoncé. Il ne trouve rien qui lui plaise dans la vertu elle-même et la connaissance, et il aimerait mieux vivre en s’abandonnant à ses passions, n’était qu’il craint le châtiment. Il s’abstient des actes mauvais et observe les commandements divins en se faisant violence à lui-même et d’une âme hésitante, comme un esclave, et il espère que Dieu paiera son servage d’un prix qui à ses yeux vaut beaucoup mieux que l’amour de Dieu : d’autant plus cher qu’il a plus d’aversion pour le bien et se contraint davantage. C’est pour cela qu’il croit que tous ceux que la crainte ne retient pas, vivent sans frein et rejettent toute religion. Mais je laisse cela et passe à l’accusation qu’il porte contre moi d’enseigner subrepticement l’athéisme par une voie détournée.

Le principe de son raisonnement est qu’il croit que je supprime la liberté de Dieu et la soumets au fatum. Or cela est certainement faux. J’affirme que toutes choses suivent avec une nécessité inéluctable de la nature de Dieu, de la même façon que tous affirment qu’il suit de la nature de Dieu qu’il se connaît lui-même. Personne certes ne nie que cela ne suive en effet de la nature de Dieu, et cependant personne ne conçoit que Dieu se connaît lui-même en vertu d’une nécessité contraignante, mais avec une entière liberté bien que nécessairement. Je ne trouve rien ici qui ne puisse être perçu par tous et, si mon accusateur croit néanmoins que cela est dit dans un mauvais dessein, que pense-t-il de son Descartes qui affirmait que rien ne peut être fait par nous qui n’ait été préordonné par Dieu, bien mieux, que nous sommes à tout instant créés à nouveau par Dieu et que cependant nous agissons avec la liberté de notre arbitre ; chose que, de l’aveu même de Descartes, nul ne peut concevoir.

Cette nécessité inéluctable des choses ne supprime d’ailleurs ni les lois divines ni les humaines. Car les enseignements moraux qu’ils reçoivent au nom de Dieu lui-même sous forme de lois, n’en demeurent pas moins divins et salutaires. Que le bien qui est la conséquence de la vertu et de l’amour de Dieu soit reçu par nous de Dieu comme nous le recevrions d’un juge, ou qu’il découle de la nécessité de la nature divine, il n’en sera ni plus ni moins désirable ; et de même, les maux qui sont la conséquence des œuvres mauvaises, ne seront pas moins à craindre parce qu’ils en sont une suite nécessaire ; et enfin que nous agissions librement ou en vertu d’une nécessité, c’est toujours l’espérance et la crainte qui nous mènent. Mon détracteur a donc tort d’affirmer que je ne laisse aucune place aux préceptes et aux commandements ou, comme il le dit encore, qu’il n’y a plus d’attente de peine ou de récompense, si tout est rapporté à un fatum et si l’on soutient que tout découle de Dieu par une nécessité inévitable.

Je ne demande pas ici pourquoi c’est tout un ou peu différent de juger que tout découle nécessairement de la nature de Dieu et d’identifier Dieu à l’univers ; mais je vous prierai de noter ce qu’il ajoute avec non moins de malveillance : je voudrais, selon lui, que l’homme s’appliquât à la vertu, non du tout pour suivre les préceptes et la loi de Dieu, ou dans l’espoir d’une récompense, mais, etc. Certes on ne peut trouver ces mots dans aucun endroit de mon traité ; au contraire j’ai dit expressément au chapitre IV que l’essentiel de la loi divine (gravée dans notre âme comme je l’ai montré au chapitre XII) et son précepte capital est d’aimer Dieu comme le souverain bien, non à la vérité par crainte de quelque supplice (car l’amour ne peut naître de la crainte), ni par amour pour quelque autre objet dont nous désirerions jouir (car s’il en était ainsi ce n’est pas Dieu lui-même que nous aimerions, mais ce que nous désirons) ; et j’ai montré dans le même chapitre que Dieu a révélé cette loi aux Prophètes. Que je considère cette loi comme ayant reçu de Dieu lui-même une forme juridique ou que nous la concevions comme semblable aux autres décrets de Dieu enveloppant une vérité et une nécessité éternelles, elle n’en restera pas moins un décret de Dieu et un enseignement salutaire ; que j’aime Dieu par une libre décision ou par la nécessité d’un décret divin, encore aimé-je Dieu et serai-je ainsi sauvé.

Je pourrais donc dès à présent affirmer que cet homme est du genre de ceux que j’avais en vue à la fin de ma préface [1] quand je disais : j’aime mieux qu’ils ignorent entièrement mon livre que non pas qu’ils lui portent tort par une interprétation malveillante, comme c’est leur habitude, et, sans profit pour eux-mêmes, nuisent à autrui.

Bien que je juge les observations précédentes suffisantes pour montrer ce que j’ai voulu établir, j’ai cru qu’il valait la peine de noter encore quelques points ; et d’abord mon détracteur croit à tort que j’ai eu égard aux principes des théologiens qui distinguent entre le langage d’un prophète suivant qu’il énonce des dogmes ou se borne à faire un récit. Si, quand il parle de ce principe, il vise celui qu’au chapitre XV j’ai dit avoir été professé par un certain R. Jehuda Alpakhar , comment prétendre que je m’y rallie, alors qu’au contraire dans ce même chapitre je le rejette et le déclare faux. S’il a quelque autre principe en vue, je déclare que je n’en ai aucune connaissance et que par suite je n’ai pu y avoir égard.

Je ne vois pas en outre pourquoi il dit qu’à mon jugement tous ceux qui nient que la raison et la philosophie soient les interprètes de l’Écriture, épouseront mes opinions, alors que j’ai réfuté leur thèse tout comme celle de Maïmonide.

Il serait trop long de passer en revue tous les endroits où il montre que le jugement qu’il porte de moi n’est pas d’un esprit calme, je passe donc à sa conclusion où il dit qu’il ne me reste plus aucun argument pour prouver que Mahomet n’a pas été un vrai prophète. Voilà ce qu’il prétend tirer de mes opinions, alors qu’il s’en déduit clairement que Mahomet a été un imposteur, puisqu’il supprime entièrement cette liberté qu’a reconnue la religion catholique révélée par la lumière naturelle et par celle des Prophètes, et que j’ai prouvé qu’il était absolument nécessaire de reconnaître. Alors même d’ailleurs que cela ne serait pas, suis-je tenu, je vous le demande, de démontrer qu’un certain individu est un faux prophète ? Ce sont les Prophètes, au contraire, qui sont tenus de démontrer qu’ils sont de vrais prophètes. Objectera-t-il que Mahomet lui aussi a enseigné la loi divine et a donné de sa mission des signes certains ? Alors il n’y a aucune raison pour qu’il refuse de reconnaître en Mahomet un vrai prophète.

Pour ce qui est des Turcs et des autres nations, s’ils adorent Dieu en cultivant la justice et la charité envers le prochain, je crois que l’Esprit du Christ est en eux et qu’ils sont sauvés, quelle croyance que, par ignorance, ils professent sur Mahomet et ses oracles.

Vous voyez maintenant combien cet homme s’est écarté de la vérité ; et néanmoins je conviens que ce n’est pas à moi mais à lui-même qu’il fait le plus de tort, quand il ne rougit pas de prétendre que j’enseigne subrepticement l’athéisme par une voie détournée.

Je ne crois pas, ajouterai-je, que vous trouviez dans cette lettre quoi que ce soit que vous puissiez juger trop sévère. Si cependant vous tombiez sur un mot qui vous parût excessif, je vous prie de l’effacer ou de le corriger à votre gré. Je n’ai pas l’intention d’irriter qui que ce soit et de travailler à me faire des ennemis. Or, comme c’est la suite fréquente des discussions de cette sorte, je n’ai pu me décider qu’avec peine à répondre et je n’aurais pu m’y contraindre si je ne l’avais promis. Je confie cette lettre à votre prudence et vous prie de me croire, etc...



[1Il s’agit de la Préface du Traité théologico-politique.(note jld)

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