Préface

  • 22 août 2006


(1) Après avoir parlé dans la première partie de Dieu et des choses universelles et infinies, nous passerons dans celte deuxième partie à l’étude des choses particulières et finies ; non de toutes cependant, car elles sont innombrables, mais nous traiterons seulement de celles qui concernent l’homme ; et, pour commencer, nous considérerons premièrement ce qu’est l’homme, en tant qu’il se compose de certains modes compris dans les deux attributs que nous avons trouvés en Dieu.

(2) Je dis certains modes parce que je ne pense nullement que l’homme, en tant qu’il est formé d’un esprit, d’une âme [1] ou d’un corps soit une substance, attendu que nous avons montré au commencement de ce livre :
Qu’aucune substance ne peut commencer [**] ;
Qu’une substance ne peut produire l’autre et enfin :
Qu’il ne peut y avoir deux substances égales. Puis donc que l’homme n’a pas été depuis l’éternité, qu’il est limité et égal à beaucoup d’hommes, il ne peut être une substance.

(3) De sorte que, tout ce qu’il a de pensée, ce ne sont que des modes de l’attribut pensant que nous avons reconnu à Dieu et, d’autre part, tout ce qu’il a de figure, mouvement et autres choses, ce sont de même des modes de l’autre attribut qui a été reconnu à Dieu par nous.

(4) Et si quelques-uns, de ce que la nature de l’homme ne peut exister ni être conçue sans les attributs qui, de leur propre aveu, sont substance, essaient de tirer la preuve que l’homme est une substance, c’est sans autre fondement que de fausses suppositions ; car, puisque la nature de la matière ou des corps était déjà avant que la forme de tel corps humain existât, cette nature ne peut être propre au corps humain, car il est clair que, dans le temps où l’homme n’était pas, elle ne pouvait appartenir à la nature de l’homme.

(5) Et ce qu’ils posent en règle fondamentale : que ce sans quoi une chose ne peut exister ni être conçue appartient à la nature de cette chose, cela nous le nions ; car nous avons déjà démontré que sans Dieu aucune chose ne peut exister ni être conçue ; c’est-à-dire, Dieu doit exister et être conçu avant que les choses particulières soient et soient conçues. Nous avons montré aussi que les genres n’appartiennent pas à la nature de la définition, mais que des choses telles qu’elles ne puissent pas exister sans d’autres ne peuvent pas non plus être conçues sans ces dernières [***]. Puisqu’il en est ainsi, quelle règle devons-nous donc poser d’après laquelle on puisse savoir ce qui appartient à la nature d’une chose ? La règle est la suivante : appartient à la nature d’une chose ce sans quoi elle ne peut exister ni être conçue ; non pas simplement ainsi toutefois, mais de telle façon qu’il y ait toujours possibilité de conversion, c’est-à-dire que ce qui est affirmé ne puisse sans la chose exister ni être conçu.
Nous commencerons donc à traiter des modes dont l’homme est formé dans le commencement du chapitre premier ci après.



[1I. Notre âme est ou une substance ou un mode  ; elle n’est pas une substance, car nous avons déjà démontré qu’il ne peut y avoir dans la nature de substance limitée ; donc un mode.
II. Étant un mode elle doit être un mode ou bien de l’étendue substantielle ou bien de la pensée substantielle ; or ce n’est pas de l’étendue parce que, etc., donc de la pensée.
III. La pensée substantielle, puisqu’elle ne peut pas être finie, est infinie, parfaite en son genre et un attribut de Dieu.
IV. Une pensée parfaite doit avoir une connaissance, une idée, un mode de penser, de toutes les choses existant réellement et de chacune en particulier, aussi bien des substances que des modes, sans rien excepter.
V. Nous disons existant réellement, parce que nous ne parlons pas ici d’une connaissance, d’une idée, etc., qui percevrait d’ensemble la nature de tous les êtres selon l’enchaînement de leurs essences, abstraction faite de leur existence particulière, mais d’une connaissance, une idée, etc., des choses particulières en tant que chacune vient à exister.
VI. Cette connaissance, cette idée, etc., de chaque chose particulière qui vient à exister réellement est, disons-nous, l’âme de chacune de ces choses particulières.
VII. Chaque chose particulière qui vient à exister réellement devient telle par le mouvement et le repos, et ainsi sont tous les modes, dans l’étendue substantielle, que nous nommons des corps.
VIII. La distinction de ces corps résulte seulement de telle ou telle autre proportion de mouvement et de repos par laquelle celui-ci est ainsi et non autrement, ceci est ceci et non cela.
IX. De cette proportion de mouvement et de repos provient aussi l’existence de ce corps qui est le nôtre ; duquel, aussi bien que de toutes les autres choses, une connaissance, une idée etc., doit être dans la chose pensante : [idée qui] tout aussitôt [est] notre âme.
X. Cependant ce corps qui est le nôtre était dans une autre proportion de mouvement et de repos, quand il était un enfant non encore né, et par la suite, après notre mort, il sera dans une autre encore ; mais il n’y en avait pas moins dès lors, et il n’y en aura pas moins alors, aussi bien que maintenant une idée ou connaissance etc. de notre corps dans la chose pensante ; non du tout la même cependant parce qu’il possède maintenant une autre proportion de mouvement et de repos.
XI. Pour produire dans la pensée substantielle une idée, une connaissance, un mode de penser, tel qu’est cette âme qui est la nôtre, est requis non un corps quelconque (dont la connaissance alors devrait aussi être autre qu’elle n’est), mais un corps qui soit tel qu’il possède précisément telle proportion de mouvement et de repos et non une autre ; car tel le corps, telle aussi l’âme, l’idée, la connaissance, etc.
XII. Si donc un tel corps a et conserve cette proportion qui lui est propre, par exemple de 1 à 3, ce corps et l’âme seront comme ils sont* actuellement ; soumis, à la vérité, à un changement constant mais non à un si grand qu’il dépasse la limite de 1 à 3 ; mais autant il change, autant aussi à chaque fois change l’âme.
XIII. Ce changement qui résulte en nous de ce que d’autres corps agissent sur le nôtre ne peut avoir lieu sans que l’âme, qui change aussi constamment, le perçoive et ce changement est proprement ce que nous appelons sensation.
XIV. Mais, si d’autres corps agissent sur le nôtre si puissamment que la proportion de 1 à 3 de son mouvement ne puisse pas subsister, alors c’est la mort, et un anéantissement de l’âme en tant qu’elle est seulement une idée, connaissance, etc., de tel corps possédant telle proportion de mouvement et de repos.
XV. Toutefois, puisque l’âme, est un mode dans la substance pensante, elle a pu aussi la connaître et l’aimer en même temps que ce [mode] de l’étendue et en s’unissent aux substances qui demeurent toujours les mêmes, se rendre elle-même éternelle.
* Je fais ici, comme W. Meijer, une légère correction au texte.

[**Spinoza n’a dit cela expressément que dans une note du chapitre II, partie I, d’où l’on peut conclure que cette note faisait primitivement partie du texte.

[***Ces dernières seront à l’égard des choses définies comme des genres. Voir ci-dessus, chapitre VII, paragraphe 10.

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