TTP - Chap. XV - §§1-5 : Dogmatiques et Sceptiques.

  • 3 mai 2006


[1] Entre ceux qui ne séparent pas la Philosophie de la Théologie, il y a discussion sur le point de savoir si l’Écriture doit être la servante de la Raison, ou la Raison de l’Écriture ; c’est-à-dire si le sens de l’Écriture doit se plier à la Raison, ou la Raison se plier à l’Écriture. Cette dernière thèse est celle des Sceptiques, lesquels nient la certitude de la Raison ; la première est soutenue par les Dogmatiques. Il est constant, par ce qui a déjà été dit, que les uns et les autres errent de toute l’étendue du ciel. Que nous suivions en effet une manière de voir ou l’autre, la Raison ou l’Écriture est nécessairement corrompue. Nous avons montré en effet que l’Écriture n’enseigne pas la philosophie, mais la piété seulement, et que tout son contenu a été adapté à la compréhension et aux opinions préconçues du vulgaire. Qui donc veut la plier à la Philosophie, attribuera certainement par fiction aux Prophètes beaucoup de pensées qu’ils n’ont pas eues même en rêve et interprétera très faussement leur pensée. Qui au contraire fait de la Raison et de la Philosophie les servantes de la Théologie, est tenu d’admettre comme choses divines les préjugés du vulgaire des temps anciens, préjugés qui occuperont et aveugleront sa pensée. Ainsi l’un et l’autre, l’un sans la Raison, l’autre avec elle, déraisonneront.

[2] Le premier qui, parmi les Pharisiens, prétendit qu’il fallait plier l’Écriture à la Raison fut Maïmonide (nous avons résumé sa manière de voir au chapitre VII et l’avons réfutée par de nombreux arguments) ; et bien que cet auteur ait joui d’une grande autorité parmi eux, la plupart des Pharisiens s’écartèrent de lui dans cette question et se rangèrent à l’avis d’un certain R. Jehuda Alpakhar [1], qui, voulant éviter l’erreur de Maïmonide, tomba dans l’erreur opposée ; il soutint que la Raison devait s’incliner devant l’Écriture et lui être entièrement soumise ; il soutint qu’il n’y avait pas lieu de donner d’aucun passage de l’Écriture une interprétation métaphorique, pour la raison que le sens littéral contredisait à la Raison, mais seulement quand il contredirait à l’Écriture elle-même, c’est-à-dire aux dogmes qu’elle enseigne clairement. Il forme ainsi cette règle universelle : tout ce que l’Écriture enseigne dogmatiquement [2] et affirme en termes exprès, doit être admis comme absolument vrai sur la seule autorité de l’Écriture ; et il ne se trouvera jamais dans la Bible aucun autre dogme qui puisse contredire au premier directement, mais seulement par les conséquences qui en découlent, c’est-à-dire en ce sens que les manières de dire propres à l’Écriture semblent souvent impliquer le contraire de ce qu’elle a expressément enseigné ; pour cette raison seulement des passages de cette sorte doivent être entendus comme des métaphores. Par exemple l’Écriture enseigne expressément que Dieu est unique (voir Deut., chapitre VI, v.4), et il ne se trouve aucun passage nulle part affirmant directement qu’il y a plusieurs Dieux ; il s’en trouve plusieurs par contre où Dieu parle de lui-même et où les Prophètes parlent de Dieu au pluriel. C’est là seulement une manière de dire qui implique, sans que le texte même l’indique expressément, qu’il y a plusieurs Dieux ; pour cette raison, c’est-à-dire non parce que cette pluralité contredit à la Raison, mais parce que l’Écriture affirme directement l’unicité, il y a lieu d’entendre ces passages comme des métaphores. De même parce que l’Écriture affirme directement (à ce que pense Alpakhar) dans le Deutéronome (chap. IV, v. 15) que Dieu est incorporel, en vertu de l’autorité de ce texte seul et non de la Raison, nous sommes tenus de croire que Dieu n’a pas de corps, et conséquemment nous sommes tenus aussi, sur la seule autorité de ce texte ; d’expliquer comme des métaphores tous les passages qui attribuent à Dieu des mains, des pieds, etc., et qui, seulement par la manière dont ils sont écrits, semblent impliquer un Dieu corporel.

[3] Tel est donc l’avis de cet auteur ; je loue son désir d’expliquer les Écritures par les Écritures, mais je trouve surprenant qu’un homme doué de Raison s’efforce à détruire la Raison. Il est vrai sans doute qu’on doit expliquer l’Écriture par l’Écriture aussi longtemps qu’on peine à découvrir le sens des textes et la pensée des Prophètes, mais une fois que nous avons enfin trouvé le vrai sens ; il faut user nécessairement de jugement et de la Raison pour donner à cette pensée notre assentiment. Que si la Raison, en dépit de ses réclamations contre l’Écriture, doit cependant lui être entièrement soumise, je le demande, devons-nous faire cette soumission parce que nous avons une raison, ou sans raison et en aveugles ? Si c’est sans raison, nous agissons comme des insensés et sans jugement ; si c’est avec une raison, c’est donc par le seul commandement de la Raison, que nous adhérons à l’Écriture, et donc si elle contredisait à la Raison, nous n’y adhérerions pas. Et, je le demande encore, qui peut adhérer par la pensée à une croyance alors que la Raison réclame ? Qu’est-ce, en effet, que nier quelque chose dans sa pensée, sinon satisfaire à une réclamation de la Raison ? Je ne peux donc assez m’étonner que l’on veuille soumettre la Raison, ce plus grand des dons, cette lumière divine, à la lettre morte que la malice humaine a pu falsifier, que l’on puisse croire qu’il n’y a pas crime à parler indignement contre la Raison, cette charte attestant vraiment la parole de Dieu, à la prétendre corrompue, aveugle et perdue, alors qu’ayant fait une idole de ce qui n’est que la lettre et l’image de la parole divine, on tiendrait pour le pire des crimes une supposition semblable à son égard. On estime qu’il est pieux de n’avoir que méfiance à l’égard de la Raison et du jugement propre, impie de n’avoir pas pleine confiance dans ceux qui nous ont transmis les Livres sacrés ; ce n’est point là de la piété, c’est de la démence pure. Mais, je le demande, quelle est cette inquiétude qui les tient ? Que craignent-ils ? La Religion et la Foi ne peuvent-elles se maintenir que si les hommes s’appliquent laborieusement à tout ignorer et donnent à la Raison un congé définitif ? En vérité, si telle est leur croyance, c’est donc crainte que l’Écriture leur inspire plutôt que confiance. Mais rejetons bien loin cette idée que la Religion et la piété veulent faire de la Raison leur servante, ou que la Raison prétend humilier la Religion à cette condition ; gardons-nous de croire qu’elles ne puissent l’une et l’autre, dans la paix et dans la concorde, occuper leur royaume propre ; nous allons d’ailleurs sans retard traiter ce point ; auparavant toutefois il nous faut examiner la Règle de ce Rabbin.

[4] Il veut nous obliger, comme nous l’avons dit, à admettre comme vrai tout ce que l’Écriture affirme, à rejeter comme faux tout ce qu’elle nie. Ce sont là, personne ne peut l’ignorer, deux propositions bien téméraires. Car je ne lui reprocherai pas ici de ne s’être point aperçu que l’Écriture se compose de livres divers, qu’elle a été écrite en des temps divers, pour des hommes divers et enfin par des auteurs divers ; je passerai sous silence également qu’il pose ses principes de sa seule autorité, car ni la Raison ni l’Écriture ne disent rien de semblable ; du moins eût-il dû d’abord montrer qu’il est possible, sans faire violence à la langue, et en tenant toujours compte du contexte, d’attribuer un sens métaphorique à tous ces passages entre lesquels il y a contradiction seulement implicite ; en second lieu que l’Écriture nous est parvenue sans corruption. Mais examinons la question avec ordre. Je demande premièrement : que faut-il faire en cas que la Raison réclame ? Sommes-nous tenus malgré cela d’admettre la vérité de ce qu’affirme l’Écriture et de rejeter comme faux ce qu’elle nie ? Peut-être dira-t-il qu’il n’y a rien dans l’Écriture qui contredise à la Raison. J’insiste cependant : elle affirme et enseigne expressément que Dieu est jaloux (dans le Décalogue même, Exode, XXXIV, v. 14, et Deut., IV, v. 24, et dans beaucoup d’autres passages) ; or cela contredit à la Raison. Il faudra donc, malgré sa réclamation, poser que cela est vrai et même, s’il se trouve dans l’Écriture des passages impliquant que Dieu n’est pas jaloux, les expliquer comme des métaphores de façon qu’ils semblent ne rien impliquer de tel.

De même encore l’Écriture dit expressément que Dieu est descendu sur le mont Sinaï (voir Exode, chap. XIX, v. 20, etc.) et lui attribue encore d’autres mouvements dans l’espace, tandis que nulle part elle n’enseigne expressément que Dieu ne se meut pas ; il faudra donc admettre la vérité de ce mouvement ; quant à ce que dit Salomon, que Dieu n’est compris en aucun lieu (voir Rois, I, chap. VIII, v. 27), puisqu’il n’a pas expressément affirmé que Dieu ne se meut pas et que cela suit seulement de ce qu’il a dit, il faudra expliquer sa parole de telle sorte qu’elle semble ne pas retirer à Dieu le mouvement dans l’espace.

De même encore les cieux devraient être pris pour la demeure et le trône de Dieu, puisque l’Écriture l’affirme expressément. Et ainsi en est-il d’un grand nombre d’affirmations conformes aux opinions des Prophètes et du vulgaire et dont la Raison seule et la Philosophie, non l’Écriture, fait connaître la fausseté ; elles devraient cependant toutes être supposées vraies d’après l’opinion de cet auteur, puisqu’on n’a pas en cette matière à prendre avis de la Raison.

[5] En second lieu, c’est faussement qu’il affirme qu’entre un passage et un autre il y a contradiction seulement implicite et non directe. Moïse affirme en effet directement que Dieu est un feu (voir Deutér., IV, v. 24). Et nie directement que Dieu ait aucune ressemblance avec les choses visibles (voir Deutér., IV, v. 12). Prétendra-t-il que Moise en disant cela ne nie qu’implicitement, non directement, que Dieu soit un feu ? Il faudra donc accommoder le passage où est nié que Dieu soit visible, de façon qu’il ne semble pas nier ce qu’affirmait l’autre. Soit, accordons que Dieu est un feu ; ou plutôt, pour ne pas déraisonner avec cet auteur, laissons cet exemple et prenons-en un autre :

Samuel [3] nie directement que Dieu se repente d’une décision (voir Samuel, l, chap. XV, v. 29), et Jérémie au contraire affirme que Dieu se repent du bien et du mal qu’il a décrétés (voir Jérémie, chap. XVIII, vs.8, 10). Que ferons-nous ? Dirons-nous encore que ces deux propositions ne sont pas directement opposées l’une à l’autre ? A laquelle des deux veut-on que nous attribuions un sens métaphorique ? L’une et l’autre sont universelles et contraires l’une à l’autre ; ce que l’une affirme directement, l’autre le nie directement. Il sera donc par sa règle tenu d’admettre la vérité de la première et en même temps de la rejeter comme fausse. De plus, qu’importe qu’un passage ne contredise pas directement à un autre, mais seulement la conséquence que j’en tire si la conséquence est claire et si la nature du passage et le contexte ne permettent pas de lui attribuer un sens métaphorique ? Or de tels passages se trouvent en nombre dans la Bible, comme on peut le voir au chapitre II (nous y avons montré que les Prophètes ont eu des opinions diverses et opposées) et particulièrement aussi aux chapitres IX et X (nous avons montré toutes les contradictions contenues dans les Récits).



[1Il me souvient d’avoir lu cela autrefois dans une lettre contre Maïmonide, qui se trouve dans le recueil des lettres attribuées à Maïmonide.(Note de l’auteur.)

[2Voir note XXVIII .

[3Voir note XXIX .

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