TTP - Chap. XVI - §§5-8 : Le pacte et le Droit du Souverain sur toutes choses.
[5] Il n’en est pas moins vrai, personne n’en peut douter, qu’il est de beaucoup plus utile aux hommes de vivre suivant les lois et les injonctions certaines de la Raison, lesquelles tendent uniquement, comme nous l’avons dit, à ce qui est réellement utile aux hommes. En outre il n’est personne qui ne désire vivre à l’abri de la crainte autant qu’il se peut, et cela est tout à fait impossible aussi longtemps qu’il est loisible à chacun de faire tout ce qui lui plaît, et qu’il n’est pas reconnu à la Raison plus de droits qu’à la haine et à la colère ; personne en effet, ne vit sans angoisse parmi les inimitiés, les haines, la colère et les ruses, il n’est personne qui ne tâche en conséquence d’y échapper autant qu’il est en lui. Que l’on considère encore que, s’ils ne s’entr’aident pas, les hommes vivent très misérablement et que, s’ils ne cultivent pas la Raison, ils restent asservis aux nécessités de la vie comme nous l’avons montré au chapitre V [1], et l’on verra très clairement que pour vivre dans la sécurité et le mieux possible, les hommes ont dû nécessairement aspirer à s’unir en un corps et ont fait par là que le droit que chacun avait de Nature sur toutes choses, appartînt à la collectivité et fût déterminé non plus par la force et l’appétit de l’individu mais par la puissance et la volonté de tous ensemble. Ils l’eussent cependant tenté en vain s’ils ne voulaient suivre d’autres conseils que ceux de l’appétit (en vertu de ses lois en effet chacun est entraîné dans un sens différent) ; il leur a donc fallu, par un établissement très ferme, convenir de tout diriger suivant l’injonction de la Raison seule (à laquelle nul n’ose contredire ouvertement pour ne paraître pas dément), de réfréner l’appétit, en tant qu’il pousse à causer du dommage à autrui, de ne faire à personne ce qu’ils ne voudraient pas qui leur fût fait, et enfin de maintenir le droit d’autrui comme le sien propre.
[6] Suivant quelle condition faut-il que ce pacte soit conclu pour être solide, et garanti, c’est ce que nous allons voir. C’est, observons-le, une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu’il juge être bon, sinon par espoir d’un bien plus grand ou par crainte d’un dommage plus grand, ni n’accepte un mal, sinon pour éviter un mal pire ou par espoir d’un plus grand bien. C’est-à-dire chacun, de deux biens, choisira celui qu’il juge être le plus grand, et de deux maux celui qui paraîtra le moindre. Je dis expressément celui qui au choix lui paraîtra le plus grand ou le moindre ; je ne dis pas que la réalité soit nécessairement conforme à son jugement. Et cette loi est si fermement écrite dans la nature humaine qu’on doit la ranger au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer. Elle a pour conséquence nécessaire que personne ne promettra sinon par ruse [2] d’abandonner quelque chose du droit qu’il a sur tout, et que personne absolument ne tiendra la promesse qu’il a pu faire, sinon par crainte d’un mal plus grand ou espoir d’un plus grand bien. Pour le faire mieux entendre, supposons qu’un voleur me contraigne à lui promettre de lui faire abandon de mes biens où il voudra. Puisque mon droit naturel est limité, comme je l’ai montré, par ma seule puissance, il est certain que, si je puis par ruse me libérer du voleur en lui promettant ce qu’il voudra, il m’est, par le Droit Naturel loisible de le faire, autrement dit de conclure par ruse le pacte qu’il voudra. Ou bien supposons que sans intention de fraude, j’ai promis à quelqu’un de m’abstenir pendant vingt jours de pain et de tout aliment et qu’ensuite je voie que j’ai fait une promesse insensée et que je ne puis la tenir sans le plus grand dommage ; puisque, en vertu du Droit Naturel, de deux maux je suis tenu de choisir le moindre, je peux d’un droit souverain manquer de foi à ce pacte et faire que ce qui a été dit, soit comme s’il n’avait pas été dit. Et cela m’est loisible, dis-je, suivant le Droit Naturel, soit que, par une raison vraie et certaine, je voie que j’ai mal fait de promettre, soit que par une opinion je croie le voir : dans les deux cas en effet, que je le voie vraiment ou faussement, je craindrai le plus grand mal et m’efforcerai par tout moyen de l’éviter, comme il est institué par la Nature.
[7] De là nous concluons que nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu’il est utile, et que, levée l’utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force ; un homme est insensé en conséquence de demander à un autre d’engager sa foi pour l’éternité, s’il ne s’efforce en même temps de faire que la rupture du pacte entraîne, pour celui qui l’a rompu, plus de dommage que de profit : c’est là un point d’importance capitale dans l’institution de l’État. Si maintenant tous les hommes se laissaient facilement conduire sous la seule conduite de la Raison et connaissaient la très grande utilité et la nécessité de l’État, il n’y en aurait aucun qui ne détestât la fourberie ; tous observeraient rigoureusement les pactes avec la plus entière fidélité, par désir de ce bien supérieur qu’est la conservation de l’État, et garderaient par-dessus tout la foi promise, ce rempart le plus fort de l’État. Mais il s’en faut de beaucoup que tous se laissent aisément conduire sous la seule conduite de la Raison ; chacun se laisse entraîner par son plaisir et le plus souvent l’avarice, la gloire, l’envie, la haine, etc., occupent l’âme de telle sorte que la Raison n’y a plus aucune place. C’est pourquoi, alors même que les hommes donnent des marques certaines de la pureté de leurs intentions quand ils s’engagent, par des promesses et par des pactes, à garder la foi jurée, personne cependant ne peut, à moins qu’à la promesse ne s’ajoute quelque autre chose, se reposer avec assurance sur la bonne foi d’autrui, puisque chacun peut agir par ruse suivant le Droit de Nature et n’est pas tenu d’observer le pacte sinon par espoir d’un bien plus grand ou crainte d’un plus grand mal. Mais puisque, nous l’avons déjà montré, le Droit Naturel a pour limites la puissance de l’individu, autant un individu, par force ou de plein gré, cède à un autre de la puissance qui lui appartient, autant il abandonne nécessairement à cet autre de son droit ; et celui-là a un droit souverain, qui a un pouvoir souverain, lui permettant de contraindre tous les autres par la force et de les tenir par la crainte du dernier supplice, universellement redouté. Il ne gardera ce droit d’ailleurs qu’aussi longtemps qu’il conservera la puissance d’exécuter tout ce qu’il voudra ; sans cette condition son commandement sera précaire et nulle personne ayant une force supérieure ne sera, si elle ne le veut pas, tenue de lui obéir.
[8] Voici maintenant la condition suivant laquelle une société peut se former sans que le Droit Naturel y contredise le moins du monde, et tout pacte être observé avec la plus grande fidélité ; il faut que l’individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de Nature, c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par crainte du dernier supplice. Le droit d’une société de cette sorte est appelé Démocratie et la Démocratie se définit : ainsi l’union des hommes en un tout quia un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. De là cette conséquence que le souverain n’est tenu par aucune loi et que tous lui doivent obéissance pour tout ; car tous ont dû, par un pacte tacite ou exprès, lui transférer toute la puissance qu’ils avaient de se maintenir, c’est-à-dire tout leur droit naturel. Si, en effet, ils avaient voulu conserver pour eux-mêmes quelque chose de ce droit, ils devaient en même temps se mettre en mesure de le défendre avec sûreté ; comme ils ne l’ont pas fait, et ne pouvaient le faire, sans qu’il y eût division et par suite destruction du commandement, par là même ils se sont soumis à la volonté, quelle qu’elle fût, du pouvoir souverain. Nous y étant ainsi soumis, tant parce que la nécessité (comme nous l’avons montré) nous y contraignait que par la persuasion de la Raison elle-même, à moins que nous ne voulions être des ennemis du Pouvoir établi et agir contre la Raison qui nous persuade de maintenir cet établissement de toutes nos forces, nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain, alors même que ses commandements seraient les plus absurdes du monde ; la Raison nous ordonne de le faire, parce que c’est choisir de deux maux le moindre.
[1] Cf. chap. 5, §7 (note jld).
[2] Voir note XXXII .