TTP - Chap. XX - §§11-13 : Le danger de la répression des pensées et des paroles.



[11] Admettons cependant que cette liberté peut être comprimée et qu’il est possible de tenir les hommes dans une dépendance telle qu’ils n’osent pas proférer une parole, sinon par la prescription du souverain ; encore n’obtiendra-t-il jamais qu’ils n’aient de pensées que celles qu’il aura voulu ; et ainsi, par une conséquence nécessaire, les hommes ne cesseraient d’avoir des opinions en désaccord avec leur langage et la bonne foi, cette première nécessité de l’État, se corromprait ; l’encouragement donné à la détestable adulation et à la perfidie amènerait le règne de la fourberie et la corruption de toutes les relations sociales. Tant s’en faut d’ailleurs qu’il soit jamais possible de l’obtenir ; on ne fera point que tous répètent toujours la leçon faite ; au contraire, plus on prendra de soin pour ravir aux hommes la liberté de la parole, plus obstinément ils résisteront, non pas les avides, les flatteurs et les autres hommes sans force morale, pour qui le salut suprême consiste à contempler des écus dans une cassette et à avoir le ventre trop rempli, mais ceux à qui une bonne éducation, la pureté des mœurs et la vertu donnent un peu de liberté.

Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles, et imputé à méfait ce qui émeut leurs âmes à la piété envers Dieu et les hommes ; par où il arrive qu’ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats, à juger non pas honteux, mais très beau, d’émouvoir des séditions pour une telle cause et de tenter quelle entreprise violente que ce soit. Puis donc que telle est la nature humaine, il est évident que les lois concernant les opinions menacent non les criminels, mais les hommes de caractère indépendant, qu’elles sont faites moins pour contenir les méchants que pour irriter les plus honnêtes, et qu’elles ne peuvent être maintenues en conséquence sans grand danger pour l’État.

[12] Ajoutons que de telles lois condamnant des opinions sont du tout inutiles : ceux qui jugent saines les opinions condamnées ne peuvent obéir à ces lois ; à ceux qui au contraire les rejettent comme fausses, ces lois paraîtront conférer un privilège et ils en concevront un tel orgueil que plus tard, même le voulant, les magistrats ne pourraient les abroger. A quoi il faut joindre encore ces conclusions tirées au chapitre XVIII en deuxième lieu de l’Histoire des Hébreux. Combien de schismes enfin sont nés dans l’Église surtout de ce que les magistrats ont voulu mettre fin par des lois aux controverses des docteurs ! Si en effet les hommes n’étaient pas dominés par l’espoir de tirer à eux les lois et les magistrats, de triompher de leurs adversaires aux applaudissements du vulgaire, et de recueillir des honneurs, ils ne se combattraient pas avec tant de malveillance, leurs âmes ne seraient pas agitées d’une telle fureur.

Cela non seulement la Raison, mais l’expérience l’enseigne par des exemples quotidiens ; de telles lois en effet, commandant ce que chacun doit croire et interdisant de rien dire ou écrire contre telle opinion ou telle autre, ont été souvent instituées en manière de satisfaction ou plutôt de concession à la colère des hommes incapables de souffrir aucune fierté de caractère et qui aisément, par une sorte de malfaisant prestige, peuvent tourner en rage la dévotion de la foule séditieuse et l’exciter contre ceux qu’ils lui désignent.

[13] Combien ne vaudrait-il pas mieux contenir la colère et la fureur du vulgaire que d’établir des lois dont les seuls violateurs possibles sont les amis des arts et de la vertu, et de réduire l’État à cette extrémité qu’il ne puisse supporter les hommes d’âme fière ! Quelle pire condition concevoir pour l’État que celle où des hommes de vie droite, parce qu’ils ont des opinions dissidentes et ne savent pas dissimuler, sont envoyés en exil comme des malfaiteurs ? Quoi de plus pernicieux, je le répète, que de tenir pour ennemis et de conduire à la mort des hommes auxquels on n’a ni crime ni forfait à reprocher, simplement parce qu’ils ont quelque fierté de caractère, et de faire ainsi du lieu de supplice, épouvante du méchant, le théâtre éclatant où, pour la honte du souverain, se voient les plus beaux exemples d’endurance et de courage ? Qui sait en effet qu’il est, dans sa conduite, irréprochable, ne craint pas la mort comme un criminel et ne se sauve pas du supplice par des implorations ; car le remords d’aucune vilenie ne torture son âme ; il est honorable à ses yeux, non infamant, de mourir pour la bonne cause, glorieux de donner sa vie pour la liberté. Quel exemple de tels hommes peuvent-ils donner par une mort, dont la cause est ignorée des âmes oiseuses et sans force, haïe des séditieux, aimée des meilleurs ? Certes nul n’y apprendra rien qu’à les imiter s’il ne veut aduler.