TTP - Chap. XX - §§6-10 : Chacun peut dire et enseigner ce qu’il pense sans danger pour la paix, à la condition de laisser au souverain décider quant aux actions.
[6]Des fondements de l’État tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination [1] ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres [2]. La fin de l’État est donc en réalité la liberté.
[7] Nous avons vu aussi que, pour former l’État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul [3]. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger.
Par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la Raison seule ; non par la ruse, la colère ou la haine, ni dans l’intention de changer quoi que ce soit dans l’État de l’autorité de son propre décret. Par exemple, en cas qu’un homme montre qu’une loi contredit à la Raison, et qu’il exprime l’avis qu’elle doit être abrogée, si, en même temps, il soumet son opinion au jugement du souverain (à qui seul il appartient de faire et d’abroger des lois) et qu’il s’abstienne, en attendant, de toute action contraire à ce qui est prescrit par cette loi, certes il mérite bien de l’État et agit comme le meilleur des citoyens ; au contraire, s’il le fait pour accuser le magistrat d’iniquité et le rendre odieux, ou tente séditieusement d’abroger cette loi malgré le magistrat, il est du tout un perturbateur et un rebelle.
[8] Nous voyons donc suivant quelle règle chacun, sans danger pour le droit et l’autorité du souverain, c’est-à-dire pour la paix de l’État, peut dire et enseigner ce qu’il pense : c’est à la condition qu’il laisse au souverain le soin de décréter sur toutes actions, et s’abstienne d’en accomplir aucune contre ce décret, même s’il lui faut souvent agir en opposition avec ce qu’il juge et professe qui est bon. Et il peut le faire sans péril pour la justice et la piété ; je dis plus, il doit le faire, s’il veut se montrer juste et pieux.
Car, nous l’avons montré, la justice dépend du seul décret du souverain et, par suite, nul ne peut être juste, s’il ne vit pas selon les décrets rendus par le souverain. Quant à la piété, la plus haute sorte en est (d’après ce que nous avons montré dans le précédent chapitre) celle qui s’exerce en vue de la paix et de la tranquillité de l’État ; or elle ne peut se maintenir si chacun doit vivre selon le jugement particulier de sa pensée. Il est donc impie de faire quelque chose selon son jugement propre contre le décret du souverain de qui l’on est sujet, puisque, si tout le monde se le permettait, la ruine de l’État s’ensuivrait. On n’agit même jamais contrairement au décret et à l’injonction de sa propre Raison, aussi longtemps qu’on agit suivant les décrets du souverain, car c’est par le conseil même de la Raison qu’on a décidé de transférer au souverain son droit d’agir d’après son propre jugement [4]. Nous pouvons donner de cette vérité une confirmation tirée de la pratique : dans les conseils en effet, que leur pouvoir soit ou ne soit pas souverain, il est rare qu’une décision soit prise à l’unanimité des suffrages, et cependant tout décret est rendu par la totalité des membres aussi bien par ceux qui ont voté contre que par ceux qui ont voté pour.
[9] Mais je reviens à mon propos. Nous venons de voir, en nous reportant aux fondements de l’État, suivant quelle règle l’individu peut user de la liberté de son jugement sans danger pour le droit du souverain. Il n’est pas moins aisé de déterminer de même quelles opinions sont séditieuses dans l’État : ce sont celles qu’on ne peut poser sans lever le pacte par lequel l’individu a renoncé à son droit d’agir selon son propre jugement : cette opinion, par, exemple, que le souverain n’est pas indépendant en droit ; ou que personne ne doit tenir ses promesses ; où qu’il faut que chacun vive d’après son propre jugement ; et d’autres semblables qui contredisant directement à ce pacte. Celui qui pense ainsi est séditieux, non pas à raison du jugement qu’il porte et de son opinion considérée en elle-même, mais à cause de l’action qui s’y trouve impliquée : par cela même qu’on pense ainsi en effet, on rompt tacitement ou expressément la foi due au souverain. Par suite les autres opinions qui n’impliquent point une action telle que rupture du pacte, vengeance, colère, etc., ne sont pas séditieuses, si ce n’est dans un État en quelque mesure corrompu ; c’est-à-dire où des fanatiques et des ambitieux qui ne peuvent supporter les hommes de caractère indépendant, ont réussi à se faire une renommée telle que leur autorité l’emporte dans la foule sur celle du souverain. Nous ne nions pas cependant qu’il n’y ait en outre des opinions qu’il est malhonnête de proposer et de répandre, encore qu’elles semblent avoir seulement le caractère d’opinions vraies ou fausses. Nous avons déjà, au chapitre XV, déterminé quelles elles étaient, en prenant soin de ne porter aucune atteinte à la liberté de la Raison.
Que si enfin nous considérons que la fidélité envers l’État comme envers Dieu se connaît aux œuvres seules, c’est-à-dire à la piété envers le prochain, nous reconnaîtrons sans hésiter que l’État le meilleur concède à l’individu la même liberté que nous avons fait voir que lui laissait la Foi.
[10] Je le reconnais, une telle liberté peut avoir ses inconvénients, mais y eut-il jamais aucune institution si sage que nuls inconvénients n’en pussent naître ? Vouloir tout régler par des lois, c’est irriter les vices plutôt que les corriger. Ce que l’on ne peut prohiber, il faut nécessairement le permettre, en dépit du dommage qui souvent peut en résulter. Quels ne sont pas les maux ayant leur origine dans le luxe, l’envie, l’avidité, l’ivrognerie et autres passions semblables ? On les supporte cependant parce qu’on ne peut les prohiber par le pouvoir des lois et bien que ce soient réellement des vices ; encore bien plus la liberté du jugement, qui est en réalité une vertu, doit-elle être admise et ne peut-elle être comprimée. Ajoutons qu’elle n’engendre pas d’inconvénients que l’autorité des magistrats (je vais le montrer) ne puisse éviter pour ne rien dire ici de la nécessité première de cette liberté pour l’avancement des sciences et des arts ; car les sciences et les arts ne peuvent être cultivés avec un heureux succès que par ceux dont le jugement est libre et entièrement affranchi.
[1] Cf. Chap. 16, §9 (note jld).
[2] "Si tu dois gouverner encore ce pays, il vaut mieux régner sur des hommes que sur un désert" (Sophocle, Oedipe roi, trad. Pignarre). note jld
[3] Cf. chap. 16, §8, puis §11 (note jld).
[4] Cf. chap. 16, §§5-7 (note jld).