TTP - Pref. - §§10 à 14 : les étapes du livre.

  • 16 novembre 2005


[10] Telles étaient donc les pensées qui occupaient mon esprit : non seulement je voyais la lumière naturelle méprisée, mais beaucoup la condamnant comme une source d’impiété ; des inventions humaines, devenues des enseignements divins ; la crédulité prise pour la foi ; les controverses des philosophes soulevant dans l’Église et l’État les passions les plus vives, engendrant la discorde et des haines cruelles et par suite des séditions parmi les hommes ; sans parler de beaucoup d’autres maux trop longs à énumérer. J’ai résolu sérieusement en conséquence de reprendre à nouveau, sans prévention, et en toute liberté d’esprit, l’examen de l’Écriture et de n’en rien affirmer, de ne rien admettre comme faisant partie de sa doctrine qui ne fût enseigné par elle avec une parfaite clarté. Avec cette précaution donc j’ai formé une méthode pour l’interprétation des livres saints et, une fois en possession de cette méthode, j’ai commencé à chercher avant tout ce que c’est qu’une prophétie, et en quelle condition Dieu s’est révélé aux Prophètes ? et pourquoi ils ont été reconnus par lui ? c’est-à-dire, si c’est parce qu’ils ont eu sur Dieu et la nature de hautes pensées, ou à cause de leur seule piété.

Quand j’eus répondu à ces questions, je pus aisément établir que l’autorité des Prophètes a du poids seulement en ce qui concerne l’usage de la vie et la vertu véritable ; quant au reste, leurs opinions nous touchent peu. Ces points acquis, j’ai cherché pour quelle raison les Hébreux ont été appelés les élus de Dieu ? Ayant vu que c’est simplement parce que Dieu a choisi pour eux une certaine contrée où ils pussent vivre en sécurité et commodément, j’ai compris que les Lois révélées par Dieu à Moïse n’étaient autre chose que le droit propre à l’État des Hébreux et par suite que nul en dehors d’eux n’était obligé de les admettre ; bien plus qu’eux-mêmes n’y étaient obligés que pendant la durée de leur État.

En outre, pour savoir si on peut conclure de l’Écriture que l’entendement humain a une nature corrompue, j’ai voulu rechercher si la Religion catholique, c’est-à-dire la loi divine révélée à la totalité du genre humain par les Prophètes et les Apôtres, est autre que celle qu’enseigne aussi la lumière naturelle ? Puis, si les miracles ont eu lieu contrairement à l’ordre de la nature et s’ils prouvent l’existence de la providence de Dieu de façon plus claire et plus certaine que les choses connues de nous clairement et distinctement par leurs premières causes ?

Mais comme, dans ce qu’enseigne expressément l’Écriture, je n’ai rien trouvé qui ne s’accordât avec l’entendement et qui lui contredit, voyant en outre que les Prophètes n’ont rien enseigné que des choses extrêmement simples pouvant être aisément perçues par tous, et ont seulement usé, pour les exposer, du style et, pour les appuyer, des raisons qui pouvaient le mieux amener la multitude à la dévotion envers Dieu, j’ai acquis l’entière conviction que l’Écriture laisse la raison absolument libre et n’a rien de commun avec la philosophie, mais que l’une et l’autre se maintiennent par une force propre à chacune. Pour donner de ce principe une démonstration rigoureuse et préciser entièrement ce point, je montre suivant quelle méthode l’Écriture doit être interprétée et que toute la connaissance qu’elle peut donner des choses spirituelles, doit être tirée d’elle seule et non de ce que nous savons par la lumière naturelle.

Je fais connaître ensuite les préjugés nés de ce que le vulgaire (attaché à la superstition et qui préfère les restes des temps anciens à l’éternité même) adore les livres de l’Écriture plutôt que la parole même de Dieu. Puis je montre que la parole révélée de Dieu, ce n’est pas un certain nombre de livres, mais une idée simple de la pensée divine telle qu’elle s’est fait connaître aux Prophètes par révélation : à savoir qu’il faut obéir à Dieu de toute son âme, en pratiquant la justice et la charité. Et je fais voir que cette doctrine est enseignée dans l’Écriture suivant la compréhension et les opinions de ceux à qui les Prophètes et les Apôtres avaient accoutumé de prêcher la parole de Dieu, précaution nécessaire pour qu’elle fût adoptée par les hommes sans aucune répugnance et de toute leur âme.

[11] Ayant ainsi fait connaître les fondements de la foi, je conclus enfin que la connaissance révélée n’a d’autre objet que l’obéissance, et est ainsi entièrement distincte de la connaissance naturelle, tant par son objet que par ses principes et ses moyens, que ces deux connaissances n’ont rien de commun, mais peuvent l’une et l’autre occuper leur domaine propre sans se combattre le moins du monde et sans qu’aucune des deux doive être la servante de l’autre.

[12] En outre, puisque les hommes ont des complexions différentes et que l’un se satisfait mieux de telles opinions, l’autre de telles autres, que ce qui est objet de religieux respect pour celui-ci, excite le rire de celui-là, je conclus encore qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, et juger de la foi de chacun selon ses oeuvres seulement, se demandant si elles sont conformes ou non à la piété, car de la sorte, tous pourront obéir à Dieu d’un entier et libre consentement et seules la justice et la charité auront pour tous du prix.

[13] Après avoir fait connaître cette liberté donnée à tous par la loi divine, je passe à la deuxième partie du sujet : cette liberté peut et même doit être accordée sans danger pour la paix de l’État et le droit du souverain, elle ne peut être enlevée sans grand danger pour la paix et grand dommage pour l’État. Pour le démontrer, je pars du Droit Naturel de l’individu lequel s’étend aussi loin que son désir et sa puissance, nul suivant le droit de la Nature n’étant tenu de vivre selon la complexion d’autrui, chacun étant le défenseur de sa liberté propre. Je montre de plus qu’en réalité nul ne fait abandon de son droit, sinon celui qui transfère à un autre son pouvoir de se défendre et que, de toute nécessité, le détenteur du droit naturel absolu se trouve être celui à qui tous ont transféré, avec leur pouvoir de se défendre, leur droit de vivre suivant leur complexion propre ; et par là j’établis que les détenteurs du souverain commandement dans l’État ont, dans la mesure de leur pouvoir, droit à tout et sont seuls défenseurs du droit et de la liberté, tandis que les autres doivent agir en tout selon leur seul décret. Comme personne cependant ne peut se priver lui-même du pouvoir de se défendre au point qu’il cesse d’être un homme, j’en conclus que nul ne peut être entièrement privé de son droit naturel, et que les sujets conservent, comme par un droit de Nature, certaines franchises qui ne peuvent leur être ravies sans grand danger pour l’État et qui, ou bien leur sont accordées tacitement, ou bien sont stipulées, avec ceux qui commandent.

[14] Après ces considérations, je passe à la République des Hébreux dont je parle assez longuement, montrant en quelles conditions, par quels hommes et quels décrets la Religion a commencé d’avoir force de loi, et indiquant en passant d’autres particularités qui m’ont paru mériter d’être connues. Après cela, j’établis que ceux qui détiennent le souverain commandement ne sont pas seulement les gardiens et les interprètes du droit civil, mais aussi du droit sacré, et que seuls ils ont le droit de décider ce qui est juste, ce qui est injuste, ce qui est conforme ou contraire à la piété ; ma conclusion est enfin que pour maintenir ce droit le mieux possible et assurer la sûreté de l’État, il faut laisser chacun libre de penser ce qu’il voudra et de dire ce qu’il pense.


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