TTP - chap.VI - §§16-20 : L’interprétation des miracles.

  • 4 mars 2006


[16] Il ne reste plus qu’à présenter quelques observations sur l’interprétation des miracles, ou plutôt, car le principal a été dit, à rassembler et à illustrer par un ou deux exemples ce que je me suis proposé d’établir en quatrième lieu à ce sujet. Je veux le faire par crainte qu’un miracle mal interprété n’éveille le soupçon que certaines choses dans l’Écriture contredisent à la Lumière Naturelle.

[17] Il est très rare que les hommes racontent une chose simplement comme elle est arrivée, sans y rien mêler de leur propre manière de juger. Il y a plus : quand ils voient ou entendent quelque chose de nouveau, à moins d’être très en garde contre leurs opinions préconçues, ils en ont l’esprit tellement occupé qu’ils perçoivent tout autre chose que ce qu’ils voient ou apprennent d’autrui, surtout quand il s’agit d’une chose qui passe la compréhension du narrateur ou de l’auditeur, et au plus haut point quand il a intérêt à ce qu’elle soit arrivée d’une certaine façon. D’où cette conséquence que dans leurs chroniques et leurs histoires les hommes racontent leurs propres opinions plus que les faits réellement arrivés ; le même cas est raconté par deux hommes d’opinions différentes d’une manière si différente qu’ils semblent parler de deux cas distincts ; enfin il n’est pas très difficile souvent de remonter des récits aux opinions du chroniqueur et de l’historien. Je pourrais, si je ne le jugeais superflu, apporter ici en confirmation beaucoup d’exemples tant de chroniqueurs, que de Philosophes ayant écrit l’histoire de la nature ; je me contenterai d’un seul exemple tiré de l’Écriture, le lecteur jugera des autres.

[18] Au temps de Josué les Hébreux (nous en avons fait plus haut l’observation) croyaient que le soleil se meut du mouvement appelé diurne, tandis que la terre reste immobile ; à cette opinion préconçue ils adaptèrent le fait miraculeux qui arriva pendant leur combat contre les cinq rois. Ils ne racontèrent pas en effet simplement que le jour avait duré plus que de coutume, mais que le soleil et la lune s’étaient arrêtés, c’est-à-dire que leur mouvement s’était interrompu. Ainsi présentée, l’histoire pouvait leur être grandement utile, dans ce temps-là, pour convaincre les Gentils qui adoraient le soleil, et leur prouver par l’expérience même que le soleil est sous le pouvoir d’une autre divinité qui, d’un geste, l’oblige à changer son cours naturel. A la fois par religion donc et par opinion préconçue, ils conçurent et racontèrent la chose tout autrement qu’elle n’avait pu se passer réellement.

[19] Pour interpréter les miracles de l’Écriture et connaître, par les récits qu’elle en donne, comment les choses se sont réellement passées, il est donc nécessaire de connaître les opinions des premiers narrateurs et de ceux qui, les premiers, mirent le récit par écrit, et de distinguer ces opinions de la représentation sensible que purent avoir les témoins des faits rapportés ; sans quoi nous confondrons avec le miracle lui-même, tel qu’il est arrivé, les opinions et les jugements de ceux qui le racontent. Et non seulement pour éviter cette confusion, mais aussi pour ne pas confondre les choses qui sont réellement arrivées avec les choses imaginaires qui ne furent que des visions prophétiques, il nous importe de connaître les opinions du narrateur. Beaucoup de choses sont rapportées comme réelles dans l’Écriture et étaient même crues réelles, qui n’étaient que des visions et des choses imaginaires : que par exemple Dieu (l’Être suprême) descendit du ciel (Voir Exode, chap. XIX, v. 18, et Deut., chap. V, v. 19) et que le mont Sinaï fumait parce que Dieu y était descendu entouré de feu ; qu’Elie monta au ciel dans un char de feu et avec des chevaux de feu ; toutes choses qui ne sont assurément que des visions en rapport avec les opinions de ceux qui nous ont raconté leurs visions comme ils se les ont représentées, c’est-à-dire comme des réalités. Tous ceux en effet qui ont un peu plus de connaissance que le vulgaire, savent que Dieu n’a ni droite, ni gauche, qu’il ne se meut ni ne reste immobile, qu’il n’est en aucun lieu, mais absolument infini, et que toutes les perfections sont contenues en lui. Ceux-là, dis-je, savent cela qui jugent des choses par les perceptions de l’entendement pur et non suivant la disposition que les sens externes impriment à l’imagination, comme le fait le vulgaire qui forge en conséquence un Dieu corporel, investi du pouvoir royal et dont le trône s’appuie à la voûte du ciel, au-dessus des étoiles, que l’ignorant ne croit pas à une distance extrêmement grande de la terre. Avec ces opinions et d’autres semblables (nous l’avons dit) sont en rapport un grand nombre de cas relatés dans l’Écriture et qui ne doivent pas être acceptés comme réels par les Philosophes.

[20] Pour connaître enfin les événements miraculeux tels qu’ils sont arrivés, il importe de savoir de quels tours et de quelles figures de rhétorique usent les Hébreux ; si l’on n’y a pas égard, on introduira dans l’Écriture beaucoup de miracles fictifs, que ceux qui l’ont rédigée, n’ont jamais pensé à raconter, si bien qu’on ignorera du tout non seulement les faits et les miracles tels qu’ils sont réellement arrivés, mais la pensée même des auteurs des livres sacrés. Par exemple Zacharie (chap. XIV, v. 7), parlant d’une guerre future, dit : et il y aura un jour unique, connu seulement de Dieu, car ce ne sera ni jour ni nuit, mais au soir de ce jour la lumière sera. Il semble par ces paroles prédire un grand miracle et cependant il ne veut rien dire sinon que l’issue de la guerre, connue de Dieu seul, sera douteuse tout le jour et qu’au soir on aura la victoire ; c’est par des phrases semblables que les Prophètes avaient accoutumé de prédire les victoires et les défaites de la nation. C’est ainsi que nous voyons Isaïe décrire au chapitre XIII la destruction de Babylone : car les étoiles du ciel et ses astres n’éclaireront pas de leur lumière ; le soleil s’obscurcira à son lever et la lune n’enverra pas la clarté de sa lumière. Je ne pense pas que personne croie que cela soit arrivé quand l’empire de Babylone fut détruit, non plus que ce qu’il ajoute un peu après : pour cela je ferai trembler les cieux et la terre sera changée de place. De même encore Isaïe (chap. XLVIII, vs. [avant-] dernier), pour signifier aux Juifs, qu’ils reviendraient saufs de Babylone à Jérusalem et ne souffriraient pas de la soif pendant la route, dit : et ils n’eurent pas soif, il les conduisit à travers le désert, il fit couler pour eux l’eau de la pierre, il rompit la pierre et les eaux jaillirent. Il veut dire par ces paroles simplement que les Juifs trouveront au désert, comme il est arrivé en effet, des fontaines qui apaiseront leur soif ; en effet quand, du consentement de Cyrus, ils revinrent à Jérusalem, on ne voit pas qu’il soit arrivé de miracles semblables. On rencontre dans les livres sacrés de nombreux exemples de cette sorte : ce sont manières de dire en usage parmi les Hébreux et point n’est besoin de les passer ici toutes en revue. Je veux noter seulement que ces façons de s’exprimer habituelles aux Hébreux ne sont pas seulement des ornements littéraires, mais aussi et même principalement des marques de dévotion. Pour cette raison on trouve dans les livres bénir Dieu pour maudire (voir Rois, livre I, chap. XXI, v. 10, et Job. chap. II, v. 9) ; pour la même raison ils rapportaient tout à Dieu et par suite l’Écriture semble ne raconter que des miracles, alors qu’elle parle des choses les plus naturelles ; nous en avons déjà donné des exemples plus haut. Quand l’Écriture dit que Dieu a endurci le cœur de Pharaon, il faut donc croire que cela veut simplement dire : Pharaon s’obstina. Et quand il est dit que Dieu ouvrit les fenêtres du ciel, cela signifie que la pluie tomba en abondance ; et ainsi du reste. Si l’on a loyalement égard à cette particularité et aussi à ce que beaucoup de récits sont d’une brièveté excessive, très peu circonstanciés et presque tronqués, on ne trouvera presque rien dans l’Écriture que l’on puisse démontrer qui contredise à la Lumière Naturelle, et beaucoup de passages qui ont paru très obscurs, deviendront intelligibles avec un peu de réflexion et faciles à interpréter. Je pense avoir ainsi montré assez clairement ce que je m’étais proposé.


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