TTP - chap XII - §§5-6 : En quel sens l’Écriture est sacrée.



[5] Mérite le nom de sacré et de divin ce qui est destiné à l’exercice de la piété et de la religion et ce caractère sacré demeurera attaché à une chose aussi longtemps seulement que les hommes s’en serviront religieusement. En usent-ils pour une fin contraire à la piété, cela même qui était auparavant sacré, devient impur et profane. Par exemple un certain lieu reçut du Patriarche Jacob le nom de demeure de Dieu parce qu’en ce lieu il honora le Dieu qui s’était révélé à lui ; ce même lieu fut appelé par les Prophètes demeure de l’iniquité (voir Amos, chap. V, v. 5, et Osée, chap. X, v. 5) parce que les Israélites en vertu d’une décision de Jéroboam avaient accoutumé d’y sacrifier aux idoles. Autre exemple qui éclaircit parfaitement la question : les mots n’ont une signification certaine qu’en vertu de l’usage ; s’ils sont, eu égard à cet usage, disposés de telle sorte qu’ils poussent les hommes qui les lisent, à la dévotion, alors ces mots seront sacrés et sacré sera le livre où ces mots sont ainsi disposés. Mais qu’ensuite l’usage se perde si bien que les mots n’aient plus aucune signification, ou que le livre tombe dans un entier abandon soit par la malice des hommes, soit parce qu’ils n’en ont que faire, alors et les mots et le livre ne seront plus d’aucun usage ni d’aucune sainteté. Enfin si les mêmes mots sont disposés autrement, ou que l’usage ait prévalu de les prendre dans une signification opposée, alors et les mots et le livre, auparavant sacrés, seront impurs et profanes. D’où suit que rien n’est, pris en soi et absolument, sacré ou profane et impur, mais seulement par rapport à la pensée.

[6] Cela peut s’établir aussi de la façon la plus évidente par un grand nombre de passages de l’Écriture. Jérémie (pour donner un ou deux exemples) dit (chap. VII, v. 4) que les Juifs de son temps ont faussement appelé le temple de Salomon, temple de Dieu ; car, ajoute-t-il dans le même chapitre, le nom de Dieu ne peut appartenir à ce temple qu’aussi longtemps qu’il est fréquenté par des hommes honorant Dieu et maintenant la justice ; que s’il est fréquenté par des homicides, des voleurs, des idolâtres et d’autres hommes criminels, alors il est plutôt un repaire de malfaiteurs. L’Écriture ne dit rien de ce que l’arche d’alliance a pu devenir, je l’ai souvent observé avec étonnement ; ce qui est sûr, c’est qu’elle a péri ou a brûlé avec le temple, bien que rien ne fût plus sacré et en plus grande révérence aux yeux des Hébreux. Pour la même raison l’Écriture aussi est sacrée, et ses textes sont divins, aussi longtemps qu’elle pousse les hommes à la dévotion envers Dieu ; si elle est entièrement négligée par eux, comme elle le fut jadis par les Juifs, alors elle n’est rien qu’un papier noirci, elle est entièrement profanée par eux et demeure exposée à la corruption ; de façon que, si alors elle est corrompue ou périt, c’est faussement qu’on dira que la parole de Dieu est corrompue ou périt ; de même qu’au temps de Jérémie on aurait dit faussement que le temple, qui était alors le temple de Dieu, avait péri dans les flammes. C’est ce que dit aussi Jérémie de la Loi elle-même ; quand il invective contre les impies de son temps : De quel droit dites-vous : nous sommes habiles et la loi de Dieu est avec nous ? Certes elle fut écrite en vain ; en vain la plume des scribes a existé ; c’est-à-dire : vous dites que vous possédez la loi de Dieu, cela est faux, bien que vous ayez l’Écriture en votre possession, après que vous avez rend la loi entièrement vaine. De même quand Moïse brisa les premières tables de la loi, ce n’est pas du tout la Parole de Dieu que par colère il jeta et brisa de ses mains (qui pourrait soupçonner pareille chose, alors qu’il s’agit de Moïse et de la parole de Dieu ?), ce sont seulement des pierres ; des pierres qui avaient eu précédemment un caractère sacré parce que le pacte auquel les Juifs s’étaient engagés à obéir, y était écrit, mais qui, alors qu’en adorant un veau ils avaient détruit ce pacte, se trouvaient dépourvues de toute sainteté ; pour la même cause les deuxièmes tables ont pu périr avec l’arche. Il n’y a donc pas à s’étonner si les manuscrits originaux de Moise n’existent plus et si les livres que nous possédons ont eu les fortunes que nous avons dites, alors que le monument vraiment original de l’alliance divine et le plus saint de tous a pu périr totalement. Qu’on cesse donc de nous accuser d’impiété, nous qui n’avons rien dit contre la parole de Dieu et ne l’avons pas salie ; qu’on tourne sa colère, si une juste colère est possible, contre les anciens dont la malice a profané et exposé à la corruption l’arche de Dieu, la loi et tout ce qu’il avait de sacré. J’ajoute que si l’on avait en soi, comme dit l’Apôtre (Ep. II aux Corinth., chap. III, v. 3), l’Épître de Dieu écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit de Dieu, non sur des tables de pierre, mais sur une table de chair qui est le cœur, on cesserait d’adorer la lettre et de tant se tourmenter à son sujet.