Traité politique, II, §08

  • 28 novembre 2004


Nous concluons donc qu’il n’est pas au pouvoir de chaque homme d’user toujours de la raison et de se maintenir au faîte de la liberté humaine ; et cependant chacun, toujours, s’efforce de conserver son être autant qu’il est en lui et, puisque le droit de chacun a pour mesure sa puissance [1], tout ce à quoi il s’efforce et tout ce qu’il fait, qu’il soit sage ou insensé, il le fait par un droit souverain de nature [2]. D’où suit que le droit et la règle de nature sous lesquels naissent tous les hommes et sous lesquels ils vivent, la plupart du temps, n’interdisent rien sinon ce que nul n’a le désir ou le pouvoir de faire : ils ne sont contraires ni aux luttes, ni aux haines, ni à la colère, ni à la tromperie, ni à rien absolument de ce que l’appétit conseille. Rien de surprenant à cela car la nature n’est point soumise aux lois de la raison humaine qui tendent uniquement à l’utilité véritable et à la conservation des hommes. Elle en comprend une infinité d’autres qui concernent l’ordre éternel, la nature entière, dont l’homme est une petite partie. Et c’est par la seule nécessité de cet ordre que tous les individus sont déterminés d’une certaine manière à exister et à agir. Tout ce donc qui, dans la nature, nous paraît ridicule, absurde ou mauvais, n’a cette apparence que parce que nous connaissons les choses en partie seulement, et ignorons pour la plus grande partie l’ordre de la nature entière et les liaisons qui sont entre les choses, de sorte que nous voulons que tout soit dirigé d’une façon conforme à notre raison, et cependant ce que la raison affirme être mauvais ne l’est point, si l’on considère l’ordre et les lois de l’univers, mais seulement si l’on a égard aux seules lois de notre nature [3].


Traduction Saisset :

Nous concluons donc qu’il n’est pas au pouvoir de tout homme d’user toujours de la droite raison et de s’élever au faîte de la liberté humaine, que tout homme cependant fait toujours effort, autant qu’il est en lui, pour conserver son être, enfin que tout ce qu’il tente de faire et tout ce qu’il fait (son droit n’ayant d’autre mesure que sa puissance), il le tente et le fait, sage ou ignorant, en vertu du droit suprême de la nature. Il suit de là que le droit naturel, sous l’empire duquel tous les hommes naissent et vivent, ne défend rien que ce que personne ne désire ou ne peut faire ; il ne repousse donc ni les contentions, ni les haines, ni la colère, ni les ruses, ni rien enfin de ce que l’appétit peut conseiller. Et cela n’a rien de surprenant ; car la nature n’est pas renfermée dans les lois de la raison humaine, lesquelles n’ont rapport qu’à l’utilité vraie et à la conservation des hommes ; mais elle embrasse une infinité d’autres lois qui regardent l’ordre éternel de la nature entière, dont l’homme n’est qu’une parcelle, ordre nécessaire par qui seul tous les individus sont déterminés à exister et à agir d’une manière donnée. Donc tout ce qui, dans la nature nous paraît ridicule, absurde ou mauvais, nous semble être ainsi parce que nous ne connaissons les choses qu’en partie, que nous ignorons, pour la plus grande part, l’ordre et la cohérence de la nature entière, et que nous voulons que toutes choses soientt dirigées d’après les prescriptions de notre raison. Cependant, ce que la raison nous dit être mauvais ne l’est pas au regard de l’ordre et les lois de la nature entière, mais seulement au regard des lois de notre seule nature.


Concludimus itaque, in potestate uniuscuiusque hominis non esse ratione semper uti et in summo humanae libertatis fastigio esse ; et tamen unumquemque semper, quantum in se est, conari suum esse conservare, et (quia unusquisque tantum iuris habet, quantum potentia valet) quicquid unusquisque, sive sapiens sive ignarus, conatur et agit, id summo naturae iure conari et agere. Ex quibus sequitur ius et institutum naturae, sub quo omnes nascuntur homines et maxima ex parte vivunt, nihil, nisi quod nemo cupit et quod nemo potest, prohibere, non contentiones, non odia, non iram, non dolos, nec absolute aliquid, quod appetitus suadet, aversari. Nec mirum. Nam natura non legibus humanae rationis, quae non nisi hominum verum utile et conservationem intendunt, continetur, sed infinitis aliis, quae totius naturae, cuius homo particula est, aeternum ordinem respiciunt, ex cuius sola necessitate omnia individua certo modo determinantur ad existendum et operandum. Quicquid ergo nobis in natura ridiculum, absurdum aut malum videtur, id inde est, quod res tantum ex parte novimus, totiusque naturae ordinem et cohaerentiam maxima ex parte ignoramus, et quod omnia ex praescripto nostrae rationis ut dirigerentur, volumus ; cum tamen id, quod ratio malum esse dictat, non malum sit respectu ordinis et legum universae naturae, sed tantum solius nostrae naturae legum respectu.


[3La distinction du bien et du mal n’a de sens que relativement aux désirs humains : voyez Court Traité, II, X ; Pensées métaphysiques, I, VI ; EIV - Préface. Sur ce point, voyez aussi Hobbes, Léviathan, chap.6.
Ce qui est aussi pour ce que l’homme dirigé par la raison considère comme bon ou mauvais : voyez Traité théologico-politique, chap. 4 et 16 ; Correspondance avec Blyenbergh : Lettres 18 à 24 et 27 ; EI - Appendice (français).
Sur ces question, voyez Gille Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Minuit, 1981, Chapitre II : "Sur la différence de l’Ethique avec une morale" (pp.33-37) , et chapitre III : "Les lettres du mal (correspondance avec Blyenbergh)".

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