Van den Enden : Philosophie, démocratie et égalitarisme, par Jonathan Israël.
Jonathan I. Israel, LES LUMIÈRES RADICALES - La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité - 1650-1750, Chapitre neuf, Traduction de Jérôme Rosanvallon.
1. Un républicanisme démocratique
Dans son journal, à la date d’avril 1662, Borch notait que Van den Enden était un cartésien et un "athée" qui niait les mystères sacrés et "avait en vérité pour seule religion la saine raison et ne croyait pas que Christ était Dieu" ; il ajoutait que les autorités municipales avaient interdit à Van den Enden de débattre en public à Amsterdam plus longtemps, parce que son discours avait des relents d’athéisme. Les notes de Borch révèlent aussi que, dès le début des années 1660, Van den Enden avait pris l’habitude de propager ses doctrines clandestinement, faisant circuler ses manuscrits parmi ses sympathisants et ses disciples de confiance. Sa contribution ultérieure au développement de la tradition radicale fut, de plus, tout à fait remarquable.
Son ouvrage majeur, les Libres institutions politiques (Vrye Politijke Stellingen), publié en 1665, fut écrit pour l’essentiel entre 1662 et 1664. L’égalitarisme, la nette tendance démocratique et l’anticléricalisme virulent de ce livre vigoureux et sans compromis méritent d’être soulignés. C’est moins cependant l’œuvre d’une pensée originale qu’un savant mélange d’ingrédients empruntés à Machiavel, Johan et Pieter de la Court, Aitzema, Pieter Cornelisz Plockhoy, Spinoza (dont il connaissait le Court Traité et fit assurément usage), et probablement à Van Velthuysen, mais étonnamment pas à Hobbes. Tout ce dont il se servit, excepté Machiavel, n’avait été publié que très récemment ou circulait sous forme manuscrite. Il remarque lui-même que, comme défenseur d’un républicanisme démocratique, en quête d’une véritable et juste communauté politique [commonwealth] basée sur l’égalité, il a été précédé, à sa connaissance, par deux auteurs de langue hollandaise : sans doute une allusion, en premier lieu, à Johan de la Court , et, en second lieu, soit au frère de ce dernier, Pieter, soit au collégiant Plockhoy. Van den Enden était à l’évidence un homme qui ruminait ce qu’il lisait et qui savait comment choisir et fondre ces matériaux en un tout cohérent et efficace. Il n’était pas, non plus, totalement dénué d’originalité. Car assurément, il fit entendre un nouveau ton militant, en méprisant "l’égoïsme et l’orgueil infâmes" de ceux qui louent la monarchie comme une forme bénie de gouvernement et en soutenant qu’on ne pouvait concevoir et défendre de manière convaincante un vrai républicanisme qu’en l’incluant dans un ensemble plus large de principes relatifs à la religion, à la philosophie et à l’éducation aussi bien qu’au gouvernement en tant que tel.
À la différence des frères De la Court qui exposent leur anti-monarchisme passionné à longueur de page, rappelant avec insistance l’infériorité innée de la monarchie, ce système fondé sur la hiérarchie, la flatterie et l’oppression, Van den Enden considère la perversité et l’arbitraire des rois et des princes comme allant de soi et s’attache plutôt à développer ses idées pour réformer l’éducation, faire avancer l’égalité et éclairer le peuple. Car c’est seulement de cette façon, soutient-il, que la superstition, l’avidité et la servilité qui sont les conditions nécessaires de la monarchie peuvent être combattues et vaincues. Comme les frères De la Court et Spinoza, Van den Enden est imprégné de Machiavel, dont les Discours l’ont profondément influencé. Mais il est néanmoins nettement plus critique à l’égard de l’éminent Florentin, condamnant en particulier son art politique de la ruse, qui joue avec les craintes et la crédulité des gens du commun pour assurer la pérennité du pouvoir, et empêche par là le processus même d’éveil des esprits [the very process of enlightenment] seul susceptible, selon lui, d’ouvrir la voie à une juste et libre communauté politique. Si l’égalité et l’éveil des esprits, au sens d’une compréhension de la vérité des choses, constituent les préalables essentiels d’une communauté politique stable et bien ordonnée, alors une république viable est inconcevable sans, en particulier, une réduction drastique de la place de la religion instituée qui, pour Van den Enden, comme pour Machiavel, Vanini ou Spinoza, n’est rien d’autre qu’un outil politique inventé pour discipliner et contrôler le peuple en exploitant son ignorance et sa crédulité.
L’un des soucis constants de la philosophie révolutionnaire de l’éducation de Van den Enden est d’ôter les domaines clés du savoir, - médecine, jurisprudence, science, philosophie et théologie - des mains de l’élite fermée des supposés experts, véritables charlatans en réalité qui usent d’une terminologie obscure et du latin pour ériger des barrières infranchissables ; ils ferment à tout autre leurs spécialités ; ils tirent profit et pouvoir du contrôle exclusif de leurs affaires : loi, médecine, religion. Van den Enden s’efforce de rendre ce savoir accessible en le diffusant dans l’espace public, en langage courant et en termes clairs, aisément compréhensibles par le bas peuple. Ce "peuple", qui plus est, comprend ici clairement les femmes et les filles aussi bien que les hommes et les garçons, même si les femmes et les domestiques, dans la vision démocratique de Van den Enden, comme dans celle de Spinoza, sont exclus de la participation à la prise de décision et au vote. Comme chez les frères Koerbagh et chez Meyer, ce plaidoyer en faveur d’une éducation populaire [popular enlightenment] comme fondement de la liberté républicaine suppose ici un regard notablement plus optimiste sur la nature humaine et ses aptitudes que celui que l’on trouve chez Spinoza. Van den Enden présuppose, en effet, qu’une coexistence harmonieuse des intérêts privés et du bien commun puisse naître automatiquement de la communauté formée par le peuple, idée qui est étroitement apparentée, comme il a été indiqué, au concept de "volonté générale" développé plus tard par Diderot et Rousseau.
L’égalitarisme radical de Van den Enden a pour composantes essentielles les idées de Plockhoy, qui fut étroitement associé à sa première incursion dans le domaine de la pensée politique, le Short Account (1662) "de la situation, des vertus et des avantages naturels de la Nouvelle-Hollande qui en font une terre propice à la colonisation" ; ce texte reflète le fervent engagement en faveur d’une installation en Amérique du Nord qui prévalait alors au sein des groupes religieux vivant en marge de la société néerlandaise avant la conquête de la colonie par les Anglais en 1664. Plockhoy, Zélandais natif de Zierikzee qui fit ses débuts parmi les collégiants d’Amsterdam à la fin des années 1640, a longtemps été un ardent défenseur de l’égalité et de la tolérance religieuse sans limites. Attiré par le radicalisme social qui fleurit un temps en Angleterre pendant et après la guerre civile, il y migra et, en 1659, publia un pamphlet, The Way to Peace and Settlement of these Nations, dans lequel il conjurait le régime désormais chancelant de Cromwell d’établir une plus grande et plus complète liberté religieuse que celle qu’il était jusque-là disposé à admettre. Un second traité, publié en mai 1659, intitulé A Way Propounded to Make the Poor in these and other Nations Happy, établit des plans pour former un nouveau type de société coopérative dans les faubourgs de Londres, avec comme perspective une communauté sœur "aux alentours de Bristol et une autre en Irlande, où nous pouvons avoir une grande quantité de terre pour peu d’argent".
Pieux collégiant, Plockhoy n’enseigna à Van den Enden ni la religion, ni la philosophie, ni la pensée politique. Mais il contribua sans aucun doute au développement de son égalitarisme fervent et lui transmit les bases de ses idées sur le travail et la vie en coopération, concepts qui ne sont pas sans importance dans l’histoire du socialisme. Ainsi, presque trois siècles plus tard, l’Union coopérative de Manchester le reconnut : "Si notre mouvement coopératif doit avoir un père ou un fondateur, Peter Cornelius Plockhoy paraît être le parfait prétendant à cette distinction". Le but de Plockhoy était de créer une "petite communauté politique" séparée du reste de la société, une élite du travail animée par des valeurs spirituelles et régie par des principes coopératifs, afin de "pouvoir mieux échapper au joug des pharaons spirituels et temporels, qui ont trop longtemps dominé nos corps et nos âmes, et d’établir de nouveau (comme dans les temps anciens) la justice, l’amour et la sociabilité fraternelle, qui sont devenus aujourd’hui pratiquement introuvables". La coopérative aurait à partager les biens, le risque, le capital et le travail, et nulle forme de hiérarchie ou de pouvoir ne serait permise. Les profits seraient partagés équitablement entre les membres et puisqu’au sein des groupes de familles partageant des habitations et logements communs, le fait de nettoyer et de cuisiner requérait le service d’un quart seulement des femmes et des filles, les trois autres quarts, sinon plus, seraient libres, recommande-t-il, de s’engager dans les mêmes travaux manuels que les hommes. Un aspect du projet restait cependant obscur et les ennemis de Plockhoy surent en tirer profit : comment empêcher que la cellule familiale et la stricte pratique de la monogamie ne se délitent de manière concomitante ?
Chez Plockhoy, le principe d’égalité s’applique clairement aux femmes comme aux hommes, bien qu’il ne le souligne pas particulièrement ; et l’insistance qu’il met à rappeler que le Christ "a aboli parmi ses disciples toute prééminence ou domination d’une personne sur une autre", de telle sorte que les "offrandes et moyens de subsistance dans le monde (dont nous avons besoin et qui nous font plaisir) doivent être communs à tous", lui vient de ses ferventes convictions de collégiant anticlérical. À n’en pas douter, Van den Enden fit sien le souci de Plockhoy d’exclure tout clergé, quel qu’il soit, de leur communauté américaine idéale et de ne laisser subsister dans son assemblée religieuse "aucune prééminence ou privilège exclusif ... droit d’offrande ou priorité de parole". Par conséquent, une telle coopérative aurait besoin d’examiner soigneusement la candidature des nouveaux membres pour s’assurer que seuls "les gens honnêtes, rationnels, désintéressés", c’est-à-dire les personnes libérées de toute allégeance confessionnelle rigide autant que du vice, soient admises. Celles qui seraient encore trop engluées dans une pensée confessionnelle traditionnelle pour pouvoir devenir des membres à part entière auraient à gagner leur vie et à trouver leur propre logement, "jusqu’à ce qu’elles soient disposées et préparées à être membres de [leur] société". Les catégories de personnes à privilégier, selon Plockhoy, étaient "les hommes mariés", "les marins", "les maîtres en arts et sciences" et "les artisans dont le travail manuel est utile", notamment les forgerons de toutes sortes, les charpentiers, les maçons, les tisserands de toutes sortes, les boulangers, les brasseurs, les cordonniers, les chapeliers, les savonniers, les cordeliers, les voiliers, les filetiers, les médecins, etc.
La vision utopique de Plockhoy est fondée sur le rejet de toute hiérarchie sociale. "Quiconque dans le monde se différenciant des autres par sa charge ou son titre, affirme-t-il, considère qu’il n’a rien à voir avec les autres, qu’il est en lui-même meilleur qu’eux et cherche à passer pour quelqu’un qui est fait et composé de quelque substance plus pure, et destiné à une vie plus douce, voire à une place plus haute au paradis que les autres". La déférence envers la noblesse, du point de vue de Van den Enden comme de Plockhoy, est pure ignorance et superstition. Le lignage noble rend sans aucun doute "bouffi d’orgueil", constate Plockhoy, mais "qu’est-ce d’autre qu’un simple nom, dont on ne veut pas voir toute la vanité ? Ce sur quoi il se fonde n’est rien d’autre que le bruit de la langue et la reconnaissance des autres". "Car les princes n’ont pas pour mission, déclare-t-il, d’ériger des palais majestueux, les érudits n’ont pas pour vocation d’écrire nombre d’ouvrages peu rentables et pour la plupart insignifiants ; les riches ne sont pas destinés à se glorifier de leur vaisselle d’or, d’argent et de cristal ; le reste du peuple n’est pas né pour tant de divers métiers peu lucratifs", travaillant de façon telle que les riches et les puissants peuvent profiter d’une vie rendue douce par leur labeur. Hommes et femmes honnêtes, bien intentionnés et sans préjugés auraient tous à travailler dans l’utopie de Plockhoy, partageant les fruits de leur peine sans être inquiétés par les souverains, les nobles, les hommes de loi ou le clergé, un "honnête" travail hebdomadaire, fixé pour chacun, par lui, à trente-six heures.
Avec la restauration de la monarchie en Angleterre en 1660, Plockhoy perdit l’espoir d’y réaliser ses rêves utopiques et retourna à Amsterdam, où ses disciples et lui, les "plockhoïstes", sollicitèrent Van den Enden à la fin de l’année 1661 pour les assister en tant que porte-parole et avocat dans des négociations avec les autorités municipales. Elles portaient sur un convoi visant à établir une colonie plockhoïste à Zwanendael, sur l’estuaire du Delaware, en Nouvelle-Hollande. Van den Enden leur rendit ce service avec sa ferveur habituelle, submergeant le conseil des régents, délégué par les autorités municipales pour administrer les installations dans le Delaware, de notes démontrant les avantages du projet de Plockhoy et proposant une constitution politique détaillée pour la nouvelle société que Plockhoy et ses partisans aspiraient à fonder. Le texte qui en résulta, en 117 articles, fournit les bases du Short Account qui fut publié par la suite. Faisant écho à l’appel de Plockhoy pour une tolérance complète dans la nouvelle société, Van den Enden déclare avec ferveur, mais non sans paradoxe, que le maintien d’une telle liberté intellectuelle et spirituelle implique nécessairement l’exclusion de la colonie de tous les prédicateurs de la Réforme, des Catholiques dévots, des "Juifs parasites", des quakers, des puritains et "autres millénaristes stupides et impétueux en plus de tous ceux qui croient aujourd’hui obstinément à la Révélation". De manière plus cohérente, il dénonce aussi sans concession l’esclavage et l’exploitation, prônant une égalité de statut politique et légale.
Bien que peu enthousiasmés par ces idées, les régents souhaitaient accélérer la colonisation de la Nouvelle-Hollande : un convoi fut donc accepté, des fonds avancés et les préparatifs faits pour la traversée. En juillet 1663, un groupe de quarante et un plockhoïstes débarqua dans son nouveau foyer au bord du Delaware. La coopérative eut peu de temps, cependant, pour bien s’implanter, puisque toute la Nouvelle-Hollande, y compris la Nouvelle-Amsterdam (New York), fut envahie par les Anglais l’année suivante. Il semblerait pourtant que le prophète du travail coopératif ne soit jamais retourné en Europe, mais soit resté en Amérique du Nord avec la plupart des autres. Vieux, indigent et aveugle, il s’installa en 1694 parmi les mennonites hollandais et allemands de Germantown en Philadelphie, où il mourut, semble-t-il, peu après.
Que Van den Enden ait aussi influencé Plockhoy ressort du Short and Clear Project (1662) que ce dernier a écrit pour faire connaître les attraits de la nouvelle société, le texte faisant fortement écho au pamphlet de Van den Enden. Le fondement de la nouvelle communauté de Plochkoy devait être " l’égalité pour tous " fermement ancrée dans une prise de décision démocratique issue du vote, les décisions majeures exigeant, elles, une majorité aux deux tiers de l’ensemble des citoyens constitué par tous les hommes libres. De plus, il y avait une égalité qui faisait disparaître les barrières non seulement confessionnelles mais aussi raciales, puisque Van den Enden et Plockhoy soutenaient résolument des vues radicales concernant les Indiens de la Nouvelle-Hollande, un peuple noble qui était sans artifice, insistaient-ils, les Indiens évitant absolument " de dire des mensonges, de jurer, de calomnier et autres choses analogues à des passions non réfrénées " et étant parfaitement dignes d’être comparés aux Européens. Là encore, Van den Enden annonce Lahontan et Rousseau. Personne n’illustre mieux que lui la résonance révolutionnaire du culte du "bon sauvage" qui allait être, à partir de Van den Enden, l’un des leitmotivs de la tradition philosophique radicale en Europe. Dans ses Libres institutions politiques, Van den Enden intègre cela à une théorie plus générale de la rationalité et de l’égalité de tous les peuples - à l’exception seule des Hottentots d’Afrique du Sud, si, affirme-t-il, devait se révéler vrai ce qui était allégué, à savoir que la raison humaine leur faisait défaut. A ceux-là comme aux Indiens d’Amérique du Nord, Van den Enden, sans s’embarrasser du fait qu’il ne les a jamais vus de ses propres yeux, attribue avec assurance un amour indomptable et exemplaire de la vie à l’état naturel, de la liberté et de l’égalité.
2. Une conspiration révolutionnaire
Le profond intérêt que Van den Enden porte à la France est l’un des traits notables de sa pensée. Si, comme il le soutient, l’éducation est la clé de l’éveil des esprits [enlightenment], et l’éveil des esprits la clé pour créer une république qui serve le bien commun et apporte la liberté à tous, alors la langue a une place centrale d’un point de vue stratégique : "dans une région donnée du monde", affirmait Van den Enden, la langue la plus largement répandue - le français en Europe par exemple - "doit être développée en étant parfaitement enseignée et inculquée, de la manière la moins coûteuse et la plus commode, aux jeunes comme aux vieux, ainsi qu’aux femmes aussi bien qu’aux hommes, aux filles aussi bien qu’aux garçons". Mais au-delà du souci de propager ses idées dans la langue la mieux adaptée au but poursuivi, Van den Enden, comme Spinoza, était profondément conscient de la nécessité d’avoir des contacts avec la France et des voies d’accès à la culture française.
Van den Enden avait en fait pris l’habitude, peut-être depuis la Fronde (1648-1653), d’entretenir des liens avec les nobles français opposés au développement de l’absolutisme. Cette insurrection massive concerna de nombreuses franges de la population et, tandis qu’elle ne fut pour l’essentiel rien de plus qu’un déversement de colère et de ressentiment contre Mazarin et ses alliés à la cour du roi de France et dans les provinces, elle donna aussi lieu, de manière plus sporadique néanmoins, comme à Bordeaux, à l’expression de sentiments républicains. De plus, l’héritage émotionnel et psychologique de ce soulèvement fut tel que, non content d’inspirer des vents de rébellion comme la révolte des Gentilshommes de 1657-1659 dans plusieurs parties du Nord, dont la Normandie, et des insurrections de paysans telles que celle de mai 1658 connue comme la guerre des Sabotiers et celle de 1662 dans le Boulonnais, dont les nobles mécontents furent soupçonnés par les ministres du roi d’être les véritables instigateurs, il fournit certainement aussi les bases d’une campagne plus large, plus idéologique contre l’absolutisme.
La Hollande était l’asile favori des nobles, des religieux et des dissidents intellectuels français fuyant la colère de Louis XIV (tout autant que des mécontents anglais et écossais complotant contre la monarchie des Stuarts en Grande-Bretagne), et elle était aussi, par conséquent, le meilleur endroit pour établir des ponts entre un certain mécontentement politique d’un côté, et la nouvelle grande force déstabilisatrice des premières Lumières - la philosophie radicale - de l’autre. On pourrait objecter que les nobles français mécontents, bien qu’attirés par les tendances libertines et anti-autoritaires du nouveau radicalisme philosophique, n’étaient guère susceptibles de faire leur sa rhétorique démocratique et égalitaire (favorable au nivellement social). Mais de fait, Van den Enden découvrit qu’il y avait des dissidents français nobles désireux non seulement de comploter contre Louis XIV mais aussi de reprendre son flambeau, celui de la philosophie radicale et du républicanisme démocratique.
Van den Enden, brillant professeur de latin et d’autres matières, qui parlait couramment le français, l’espagnol et d’autres langues, donna à Amsterdam des cours particuliers à plusieurs nobles français dont il devint ainsi l’ami. Son allié français le plus proche fut plusieurs années durant Gilles du Hamel, sieur de la Tréaumont (mort en 1674), qui avait combattu durant la Fronde, en partie pour et en partie contre la couronne, et fut plus tard impliqué dans la révolte des Gentilshommes. Réfugié politique, il résida à Amsterdam durant les années 1665-1669. Dans les années 1653-1659, il semble aussi avoir soutenu Condé et avoir travaillé pour le gouverneur général espagnol à Bruxelles. Outre La Tréaumont, Van den Enden noua des liens avec plusieurs autres nobles français, notamment Guy-Armand de Gramont, comte de Guiche (1637-1674), un intrigant libertin tombé en disgrâce à la cour du roi de France en 1665, qui quitta Paris en avril de cette même année "pour aller en Hollande". Van den Enden avoua plus tard aux autorités françaises que Guiche était souvent présent aux réunions au cours desquelles lui et La Tréaumont discutaient de la théorie politique républicaine et de projets de réformes de la République des Provinces-Unies, mais non à celles où ils cherchaient les moyens de fomenter une sédition en France. La conspiration née des réunions organisées par Van den Enden et La Tréaumont avait pour but de libérer la Normandie de l’autorité du roi de France et de la convertir en une république telle que la concevait Van den Enden.
La fervente adhésion de Van den Enden à la cause du dissident français lui coûta la vie. De plus en plus en désaccord avec les autorités d’Amsterdam et ayant sans doute l’impression d’être moins le bienvenu après le procès d’Adriaen Koerbagh, mené par la magistrature d’Amsterdam en 1668, où lui et Spinoza furent tous deux cités comme des influences malignes dans la cité, Van den Enden a sûrement dû envisager d’émigrer un certain temps avant de partir pour de bon en 1671. La pression officielle, semble-t-il, aida à précipiter son départ. Selon une source radicale plus tardive, Van den Enden "fut tellement décrié à Amsterdam, à cause de son athéisme, qu’il fut obligé d’en sortir et de chercher fortune en France". Mais Van den Enden affirma lui-même plus tard, au cours des interrogatoires de la Bastille, qu’il fut appelé à Paris par "plusieurs personnes de qualité" l’ayant fréquenté à Amsterdam "qui lui disoient que son beau talent ne devoit être enseveli en un si petit espace que la Hollande, et qu’il devait venir en France". Il faisait allusion à La Tréaumont et Guiche, qui étaient tous deux retournés en France et avec qui Van den Enden avait alors repris contact.
Son enthousiasme pour l’éducation, la philosophie et l’intrigue politique étant resté intact, le vieux professeur s’installa dans le quartier parisien de Picpus où il ouvrit une nouvelle école de latin qu’il appela apparemment le "Temple des Muses". Eminent savant, il fit la connaissance de plusieurs érudits français, dont Arnauld, et reçut, entre autres, la visite de Leibniz. Pendant ce temps, La Tréaumont faisait valoir la possibilité d’accomplir "en France l’exécution de cette république libre dont ils avoient discouru en Hollande" en soulevant une révolte en Normandie qui aurait pour point de départ Quilleboeuf, un petit port où hommes, armes et munitions pouvaient rapidement être transportés depuis les Pays-Bas espagnols et qu’il connaissait très bien, ayant par deux fois participé à sa prise, en 1649 et 1657. Plusieurs nobles se joignirent à la conspiration, dont Louis, le Chevalier de Rohan (1635-1674) qui, fort de l’expérience acquise durant la Fronde, accepta de prendre la direction du groupe dissident. Il se peut que Guiche ait aussi été impliqué, mais il était parti pour aller participer, sous la direction de Condé, à l’invasion française des Pays-Bas en 1672 et devenir l’un des héros du "passage du Rhin", avant de mourir de fièvre au cours de la guerre dans le Palatinat.
À la suite de l’entrée de l’Espagne dans ce même conflit, aux côtés des Pays-Bas, en 1673, Rohan et La Tréaumont sollicitèrent l’aide du gouvernement espagnol à Bruxelles, Van den Enden faisant office d’intermédiaire. Le gouverneur, le comte de Monterrey, reçut une missive secrète de la part des conspirateurs, révélant qu’ils avaient planifié une insurrection majeure contre la couronne de France qui avait pour point de départ Quilleboeuf et requérait un subside substantiel et l’engagement de sa part, une fois le port rendu sûr, d’envoyer immédiatement une troupe de 6 000 espagnols apportant des armes pour 20 000 normands insurgés. L’accord proposé stipulait qu’en échange l’Espagne occuperait en permanence Quilleboeuf et serait déclarée protectrice de la "république libre" que les insurgés projetaient d’établir en Normandie.
Au début de septembre 1674, Van den Enden alors âgé de 72 ans, mais pas encore trop vieux apparemment pour une intrigue romanesque, voyagea jusqu’à Bruxelles pour s’entretenir avec Monterrey. A peine était-il rentré à Paris, le soir du 17 septembre 1674, qu’il apprit, en s’attablant pour dîner, que Rohan avait été arrêté à Versailles, sur les ordres du roi, après la messe du 11 septembre. Abandonnant son dîner, il se leva et s’enfuit mais fut arrêté le jour suivant dans les faubourgs de la ville et emmené, comme Rohan, à la Bastille. Pendant ce temps, les commissaires royaux de la police, accompagnés de troupes, avaient fait irruption au domicile de La Tréaumont à Rouen. S’opposant à son arrestation, ce dernier tira deux fois sur ses assaillants avant d’être mortellement blessé dans l’échauffourée. Tandis qu’il gisait mourant, ses appartements furent fouillés et tous ses papiers saisis. Parmi ces derniers, furent trouvées les traductions françaises des travaux publiés et non publiés de Van den Enden. Au cours des jours suivants, plusieurs autres conspirateurs aristocrates, dont le chevalier de Préaux et sa maîtresse, Madame de Villars, pris au château de cette dernière à huit lieues de Rouen, furent arrêtés en Normandie et conduits à la Bastille.
Le vieil ex-jésuite fut tour à tour interrogé et torturé plusieurs fois entre la mi-septembre et la fin novembre 1674. Le roi en personne fut informé par Louvois du cas de ce professeur hollandais qui avait comploté pour renverser la monarchie au moyen de la philosophie. La conspiration avait à l’évidence été révélée aux autorités par un jeune noble logeant et étudiant le latin avec Van den Enden qui avait observé la "grande liaison" entre lui, La Tréaumont et le Chevalier et qui, ayant "reconnu Van den Enden pour un homme qui n’avoit pas de religion, et qui parloit avec trop de liberté de la personne du roi", avait signalé tout cela à la police. Lors de son interrogatoire du 21 novembre, on demanda à Van den Enden d’expliquer ses idées républicaines, ce qu’il fit de manière assez détaillée. Jusqu’ici, affirmait-il, la pensée politique avait produit trois différentes catégories de république, à savoir, celle de Platon gouvernée par un roi-philosophe, celle de Grotius, que celui-ci assimilait probablement à un système oligarchique comme ceux qu’étaient Venise ou la république des Provinces-Unies, et l’utopie de Thomas More. Par opposition à ces conceptions, Van den Enden estimait avoir introduit un nouveau type de république dans la théorie politique "qu’il avoit proposée aux états de Hollande pour l’établir dans la Nouvelle-Hollande, dans l’Amérique", à savoir la "libre république" du peuple ou république démocratique, une communauté politique fondée sur le bien commun et la liberté de tous les citoyens ; c’était cette nouvelle conception politique qu’il avait enseignée à La Tréaumont ainsi qu’à d’autres. Le noble normand avait été grandement intéressé par sa république démocratique et "en a voulu faire une semblable pour la Normandie".
La Tréaumont peut effectivement avoir été un authentique converti au républicanisme démocratique révolutionnaire de Van den Enden, ou avoir au moins senti le pouvoir de sédition de ses théories républicaines, puisque la police trouva dans ses nombreux appartements "quelques projets de la manière de cette république et des placards qui devoient estre envoyez proprement en Normandie et ensuite dans toutes les autres provinces du royaume". Un document très alléchant pour les spécialistes contemporains se trouvait parmi les papiers saisis par la police : une traduction française, probablement rédigée par Van den Enden lui-même, du texte complet des Vrye Politijke Stellingen : seule la première partie en avait été publiée en 1665. Le reste est désormais perdu : la police, une fois ses investigations achevées, brûla tout le matériel qu’elle avait saisi.
Les plans pour fomenter l’insurrection et établir une "libre république" en Normandie, avoua Van den Enden non sans orgueil, furent inspirés par ses propres idées et écrits. Il avait peu à perdre en admettant cela, puisqu’il n’y avait aucun espoir pour lui d’échapper à l’exécution. Le dénouement eut lieu rapidement. Quelques jours plus tard, les conspirateurs furent descendus à quatre heures de l’après-midi dans la cour intérieure de la Bastille où la foule, nombreuse, se pressait derrière une rangée de mousquetaires du roi. On dit qu’elle resta totalement silencieuse devant ce "grand spectacle" qu’encadraient l’échafaud et la potence. Un par un, Rohan et les autres, y compris Madame de Villars, furent amenés par ordre d’âge décroissant à l’échafaud et décapités. Seul roturier parmi les condamnés, Van den Enden n’eut pas droit, lui, au mode suprême d’exécution réservé aux personnes de sang noble. Le prophète de la "libre république", entouré de ses compagnons de conspiration tous divisés en deux, fut conduit jusqu’à la potence et pendu sans cérémonie.