EI - Proposition 8 - scolie 2

  • 2 avril 2004

Je ne doute pas qu’à tous ceux qui jugent des choses confusément et n’ont pas accoutumé de les connaître par leurs premières causes, il ne soit difficile de concevoir la Démonstration de la Proposition 7 ; ils ne distinguent pas en effet entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes et ne savent pas comment les choses sont produites. D’où vient qu’ils forgent pour les substances l’origine qu’ils voient qu’ont les choses de la nature. Ceux qui en effet ignorent les vraies causes des choses, confondent tout et, sans aucune protestation de leur esprit, forgent aussi bien des arbres que des hommes parlants, imaginent des hommes naissant de pierres aussi bien que de liqueur séminale et des formes quelconques se changeant en d’autres également quelconques. De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine, attribuent facilement à Dieu les affections de l’âme humaine, surtout pendant le temps qu’ils ignorent encore comment se produisent ces affections. Si, au contraire, les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient aucunement de la vérité de la Proposition 7 ; bien mieux, cette Proposition serait pour tous un axiome et on la rangerait au nombre des notions communes. Car on entendrait par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont la connaissance n’a pas besoin de la connaissance d’une autre chose ; par modifications, ce qui est en autre chose, le concept des modifications se formant du concept de la chose en quoi elles sont. C’est pourquoi nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes ; bien qu’elles n’existent pas en acte hors de l’entendement, leur essence en effet n’en est pas moins comprise en une autre chose par laquelle on peut la concevoir, tandis que la vérité des substances en dehors de l’entendement ne réside qu’en elles-mêmes, parce qu’elles se conçoivent par elles-mêmes. Si donc l’on disait qu’on a d’une substance une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie, et qu’on doute néanmoins si cette substance existe, en vérité tant vaudrait dire qu’on a une idée vraie et qu’on doute si elle est fausse (ainsi qu’il devient manifeste avec un peu d’attention) ; ou encore qui admettrait la création d’une substance, admettrait du même coup qu’une idée fausse est devenue vraie, et rien de plus absurde ne peut se concevoir. Il faut donc nécessairement reconnaître que l’existence d’une substance, tout de même que son essence, est une vérité éternelle. Et de là nous pouvons conclure d’une nouvelle manière qu’il ne peut y avoir qu’une substance unique d’une certaine nature, ce que j’ai cru qui valait la peine d’être montré ici. Mais pour le faire avec ordre il faut observer : 1° que la vraie définition de chaque chose n’enveloppe et n’exprime rien sinon la nature de la chose définie. D’où suit : 2° que nulle définition n’enveloppe et n’exprime jamais aucun nombre déterminé d’individus, puisqu’elle n’exprime rien, sinon la nature de la chose définie. Par exemple, la définition du triangle n’exprime rien de plus que la seule nature du triangle, non du tout un nombre déterminé de triangles ; 3° il faut noter que pour chaque chose existante il y a nécessairement une certaine cause en vertu de laquelle elle existe ; 4° il faut enfin noter que cette cause en vertu de laquelle une chose existe doit ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante (alors en effet il appartient à sa nature d’exister) ou bien être donnée en dehors d’elle. Cela posé, il suit que, si dans la nature il existe un certain nombre d’individus, il doit y avoir nécessairement une cause en vertu de laquelle ces individus et non un moindre ou un plus grand nombre existent. Si, par exemple, il existe dans la nature vingt hommes (je suppose pour plus de clarté qu’ils existent tous en même temps et n’ont pas été précédés par d’autres), il ne suffira pas (pour rendre compte de l’existence de ces vingt hommes) que nous fassions connaître la cause de la nature humaine en général ; il faudra, en outre, que nous fassions connaître la cause pour laquelle il n’en existe ni plus ni moins de vingt, puisque (en vertu de la 3° observation) il doit y avoir nécessairement une cause de l’existence de chacun. Mais cette cause (suivant les observations 2 et 3) ne peut être contenue dans la nature humaine elle-même, puisque la vraie définition de l’homme n’enveloppe pas le nombre de vingt ; et ainsi (d’après l’observation 4) la cause pour laquelle ces vingt hommes existent, et conséquemment chacun d’eux en particulier, doit être nécessairement donnée en dehors de chacun ; et, pour cette raison, il faut conclure absolument que pour toute chose telle que plusieurs individus de sa nature puissent exister, il doit y avoir nécessairement une cause extérieure en vertu de laquelle ces individus existent. Dès lors, puisque (comme on l’a déjà montré dans ce Scolie) il appartient à la nature d’une substance d’exister, sa définition doit envelopper l’existence nécessaire et conséquemment son existence doit se conclure de sa seule définition. Mais de sa définition (comme on le voit par les Observations 2 et 3) ne peut suivre l’existence de plusieurs substances ; il en suit donc nécessairement qu’il n’existe qu’une seule substance de même nature, ce qu’on se proposait d’établir. [*]


Non dubito quin omnibus qui de rebus confuse judicant nec res per primas suas causas noscere consueverunt, difficile sit demonstrationem 7 propositionis concipere ; nimirum quia non distinguunt inter modificationes substantiarum et ipsas substantias neque sciunt quomodo res producuntur. Unde fit ut principium quod res naturales habere vident, substantiis affingant ; qui enim veras rerum causas ignorant, omnia confundunt et sine ulla mentis repugnantia tam arbores quam homines loquentes fingunt et homines tam ex lapidibus quam ex semine formari et quascunque formas in alias quascunque mutari imaginantur. Sic etiam qui naturam divinam cum humana confundunt, facile Deo affectus humanos tribuunt præsertim quamdiu etiam ignorant quomodo affectus in mente producuntur. Si autem homines ad naturam substantiæ attenderent, minime de veritate 7 propositionis dubitarent ; imo hæc propositio omnibus axioma esset et inter notiones communes numeraretur. Nam per substantiam intelligerent id quod in se est et per se concipitur hoc est id cujus cognitio non indiget cognitione alterius rei. Per modificationes autem id quod in alio est et quarum conceptus a conceptu rei in qua sunt, formatur : quocirca modificationum non existentium veras ideas possumus habere quandoquidem quamvis non existant actu extra intellectum, earum tamen essentia ita in alio comprehenditur ut per idem concipi possint. Verum substantiarum veritas extra intellectum non est nisi in se ipsis quia per se concipiuntur. Si quis ergo diceret se claram et distinctam hoc est veram ideam substantiæ habere et nihilominus dubitare num talis substantia existat, idem hercle esset ac si diceret se veram habere ideam et nihilominus dubitare num falsa sit (ut satis attendenti sit manifestum) ; vel si quis statuat substantiam creari, simul statuit ideam falsam factam esse veram, quo sane nihil absurdius concipi potest adeoque fatendum necessario est substantiæ existentiam sicut ejus essentiam æternam esse veritatem. Atque hinc alio modo concludere possumus non dari nisi unicam ejusdem naturæ, quod hic ostendere operæ pretium esse duxi. Ut autem hoc ordine faciam notandum est I° veram uniuscujusque rei definitionem nihil involvere neque exprimere præter rei definitæ naturam. Ex quo sequitur hoc II° nempe nullam definitionem certum aliquem numerum individuorum involvere neque exprimere quandoquidem nihil aliud exprimit quam naturam rei definitæ. Exempli gratia definitio trianguli nihil aliud exprimit quam simplicem naturam trianguli ; at non certum aliquem triangulorum numerum. III° notandum dari necessario uniuscujusque rei existentis certam aliquam causam propter quam existit. IV° denique notandum hanc causam propter quam aliqua res existit, vel debere contineri in ipsa natura et definitione rei existentis (nimirum quod ad ipsius naturam pertinet existere) vel debere extra ipsam dari. His positis sequitur quod si in natura certus aliquis numerus individuorum existat, debeat necessario dari causa cur illa individua et cur non plura nec pauciora existunt. Si exempli gratia in rerum natura 20 homines existant (quos majoris perspicuitatis causa suppono simul existere nec alios antea in natura exstitisse) non satis erit (ut scilicet rationem reddamus cur 20 homines existant) causam naturæ humanæ in genere ostendere sed insuper necesse erit causam ostendere cur non plures nec pauciores quam 20 existant quandoquidem (per III notam) uniuscujusque debet necessario dari causa cur existat. At hæc causa (per notam II et III) non potest in ipsa natura humana contineri quandoquidem vera hominis definitio numerum vicenarium non involvit adeoque (per notam IV) causa cur hi viginti homines existunt et consequenter cur unusquisque existit, debet necessario extra unumquemque dari et propterea absolute concludendum omne id cujus naturæ plura individua existere possunt, debere necessario ut existant causam externam habere. Jam quoniam ad naturam substantiæ (per jam ostensa in hoc scholio) pertinet existere, debet ejus definitio necessariam existentiam involvere et consequenter ex sola ejus definitione debet ipsius existentia concludi. At ex ipsius definitione (ut jam ex nota II et III ostendimus) non potest sequi plurium substantiarum existentia ; sequitur ergo ex ea necessario unicam tantum ejusdem naturæ existere, ut proponebatur.


[*(Saisset) : Je ne doute pas que pour ceux qui jugent avec confusion de toutes choses et ne sont pas accoutumés à les connaître par leurs premiers principes, il n’y ait de la difficulté à comprendre la démonstration de la Propos. 7, par cette raison surtout qu’ils ne distinguent pas entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes, et ne savent pas comment s’opère la production des êtres. Et c’est pourquoi, voyant que les choses de la nature commencent d’exister ils s’imaginent qu’il en est de même pour les substances. Quand on ignore en effet les véritables causes des Êtres, on confond tout ; on fait parler indifféremment des arbres et des hommes, sans la moindre difficulté ; que ce soient des pierres ou de la semence qui servent à engendrer des hommes, peu importe, et l’on s’imagine qu’une forme quelle qu’elle soit se peut changer en une autre forme quelconque. C’est encore ainsi que, confondant ensemble la nature divine et la nature humaine, on attribue à Dieu les passions de l’humanité, surtout quand on ne sait pas encore comment se forment dans l’âme les passions.
Si les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient en aucune façon de la vérité de la Propos. 7 ; bien plus, elle serait pour tous un axiome, et on la compterait parmi les notions communes de la raison. Par substance, en effet, on entendrait ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont l’idée n’a besoin de l’idée d’aucune autre chose ; par modification, au contraire, ce qui est dans une autre chose, et dont le concept se forme par le concept de cette chose. Et de là vient que nous pouvons nous former des idées vraies de certaines modifications qui n’existent pas ; car, bien qu’elles n’aient pas d’existence actuelle hors de l’entendement, leur essence est contenue dans une autre nature de telle façon qu’on les peut concevoir par elle. Au lieu que la substance, étant conçue par soi, n’a, hors de l’entendement, de vérité qu’en soi.
Si donc quelqu’un venait nous dire qu’il a une idée claire et distincte, et partant une idée vraie d’une certaine substance, et toutefois qu’il doute de l’existence de cette substance, ce serait en vérité (un peu d’attention rendra ceci évident) comme s’il disait qu’il a une idée vraie, et toutefois qu’il ne sait si elle est vraie. Ou bien, si l’on soutient qu’une substance est créée, on soutient par la même raison qu’une idée fausse est devenue une idée vraie, ce qui est le comble de l’absurdité. Et par conséquent il faut nécessairement avouer que l’existence d’une substance est, comme son essence, une vérité éternelle.
Nous pouvons tirer de là une preuve nouvelle de l’impossibilité de deux substances de même nature, et c’est un point qu’il est bon d’établir ici ; mais, pour le faire avec ordre, il y a quatre remarques à faire : 1° La vraie définition d’une chose quelconque n’enveloppe ni n’exprime rien de plus que la nature de la chose définie. 2° Il suit de là qu’aucune définition n’enveloppe ni n’exprime un nombre déterminé d’individus, puisqu’elle n’exprime rien de plus que la nature de la chose définie. Par exemple, la définition du triangle n’exprime rien de plus que la simple nature du triangle ; elle n’exprime pas un certain nombre déterminé de triangles. 3° L’existence d’un objet quelconque étant donnée, il y a toujours une certaine cause déterminée par laquelle cet objet existe. 4° Ou bien cette cause, par laquelle un certain objet existe, doit être contenue dans la nature même et la définition de l’objet existant (parce qu’alors l’existence appartient à sa nature) ; ou bien elle doit être donnée hors de cet objet. Cela posé, il s’ensuit que, s’il existe dans la nature des choses un certain nombre d’individus, il faut que l’on puisse assigner une cause de l’existence de ces individus en tel nombre, ni plus ni moins. Par exemple, s’il existe Vingt hommes dans la nature des choses (nous supposerons, pour plus de clarté, qu’ils existent simultanément et non les uns avant les autres), il ne suffira pas, pour rendre raison de l’existence de ces vingt hommes, de montrer en général la cause de la nature humaine ; mais il faudra montrer en outre la cause en vertu de laquelle il existe vingt hommes, ni plus ni moins, puisqu’il n’y a rien (par la remarque 2) qui n’ait une cause de son existence. Or, cette cause (par les remarques 2 et 3) ne peut être contenue dans la nature humaine elle-même, la vraie définition de l’homme n’enveloppant nullement le nombre vingt. Et en conséquence (par la remarque 4), la cause qui fait exister ces vingt hommes, et partant chacun d’entre eux, doit pour chacun être extérieure. D’où il faut conclure absolument que tout ce dont la nature comporte un certain nombre d’individus suppose nécessairement une cause extérieure, pour que ces individus puissent exister. Or, puisque l’existence appartient à la nature de la substance (comme on l’a montré précédemment dans ce Scholie), la définition de la substance doit envelopper l’existence nécessaire, et par conséquent son existence doit être inférée de sa seule définition. Mais d’un autre côté (en vertu des remarques 2 et 3), il est impossible que, de cette même définition, résulte l’existence de plusieurs substances. Il s’ensuit donc nécessairement que deux substances de même nature ne peuvent exister ; ce qu’on se proposait d’établir.

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