TTP - CHap. XVI - §§19-22 : Accord du Droit civil et du Droit divin.



[19] Il nous reste, pour lever tout scrupule, à répondre à la question qu’on pourrait faire sur ce que nous avons affirmé plus haut : que l’individu privé de Raison vit dans l’état de nature suivant les lois de l’appétit en vertu du droit souverain de la Nature. Cela ne contredit-il pas ouvertement au Droit Divin révélé ? Puisque, en effet, tous absolument (que nous ayons ou n’ayons pas l’usage de la Raison) nous sommes également tenus, par le commandement de Dieu, d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, nous ne pouvons donc pas sans violation du droit causer du dommage à autrui et vivre d’après les seules lois de l’appétit. Mais il est facile de répondre à cette objection pour peu que l’on considère l’état de nature, car il est, par nature et dans le temps, antérieur à la Religion. Personne ne sait de la Nature [1], qu’il est tenu à l’obéissance envers Dieu ; on ne le saisit même par aucun raisonnement ; seule la Révélation confirmée par des signes le fait connaître à chacun. En conséquence, avant la révélation, nul ne peut être tenu par le droit divin qu’il ignore nécessairement. Il ne faut donc pas confondre le moins du monde avec l’état de religion l’état de nature qui doit être conçu comme étranger à la religion et à la loi, et en conséquence au péché et à la violation du droit ; c’est ce que nous avons fait et confirmé par l’autorité de Paul. Ce n’est pas seulement d’ailleurs à raison de l’ignorance que nous concevons l’état de nature comme antérieur au droit divin révélé et étranger à ce droit, c’est aussi à raison de la liberté dans laquelle naissent tous les êtres. Si les hommes étaient tenus de nature par le droit divin, ou si le droit divin était droit par nature, il eut été superflu que Dieu conclût un traité avec les hommes et les obligeât parue pacte et un serment. Il faut donc accorder absolument que le droit divin part du temps où les hommes ont promis par un pacte exprès d’obéir à Dieu en toute chose ; par ce pacte ils ont comme renoncé à leur liberté naturelle et transféré leur droit à Dieu, comme nous avons vu qu’il arrive dans l’état de société. Mais je traiterai de point plus longuement par la suite.

[20] On peut cependant nous opposer encore, en manière d’instance, que les souverains sont tenus par ce droit divin autant que les sujets ; et cependant nous avons dit qu’ils conservaient le droit naturel et que tout leur était permis en droit. C’est pourquoi, afin d’écarter en entier cette difficulté qui naît moins de la considération de l’état de nature que de celle du droit naturel, je dis que chacun dans l’état de nature est tenu par le droit Révélé de la même manière qu’il est tenu de vivre suivant l’injonction de la droite Raison ; et cela parce que cela lui est plus utile et, pour son salut, nécessaire ; que s’il ne le veut pas, il est libre à ses risques et périls. Il est libre aussi de vivre suivant son décret propre et non suivant le décret d’un autre et il n’est pas tenu de reconnaître un mortel comme juge ni comme défenseur de droit de la Religion. C’est ce droit que j’affirme qu’a conservé le Souverain ; il peut bien prendre l’avis des hommes, mais il n’est tenu de reconnaître personne comme juge, non plus qu’un mortel quelconque, fors lui-même, comme défenseur d’un droit quelconque, si ce n’est un Prophète expressément envoyé par Dieu et qui l’aura montré par des signes indubitables. Et même alors il est contraint de reconnaître comme juge non un homme, mais Dieu lui-même. Que si le souverain ne voulait pas obéir à Dieu dans son droit révélé, il est libre à ses risques et dommages, je veux dire nul droit civil ou naturel ne s’y opposerait. Le Droit Civil, en effet, est entièrement suspendu à son décret ; quant au Droit Naturel, il est suspendu aux lois de la Nature, qui sont en rapport non avec la Religion dont l’unique objet est l’utilité de l’homme, mais avec l’ordre universel de la Nature, c’est-à-dire avec un décret éternel de Dieu qui nous est inconnu. C’est là ce que d’autres semblent avoir conçu plus obscurément, je veux dire ceux qui admettent que l’homme peut bien pécher contre la volonté révélée de Dieu, mais non contre son décret éternel par lequel il a tout prédéterminé.


[21] L’on pourrait demander cependant : mais quoi ? si le souverain commande quelque chose contre la religion et l’obéissance que par un pacte exprès nous avons promise à Dieu ? faudra-t-il obéir au commandement divin ou à l’humain ? Devant traiter ce point plus complètement par la suite, je me contente de dire ici brièvement qu’il faut obéir à Dieu avant tout, quand nous avons une révélation certaine et indubitable. Toutefois, comme c’est à l’égard de la religion que les hommes errent d’ordinaire le plus et que la diversité des complexions engendre parmi eux comme un concours de fictions vaines, ainsi que l’atteste une expérience plus que suffisante, il est certain que si personne, dans les choses qu’il croit appartenir à la religion, n’était tenu en droit d’obéir au souverain, le droit de la cité dépendrait du jugement divers et du sentiment passionné de chacun. Car personne ne serait tenu par le statut établi pour peu qu’il le jugeât contraire à sa foi et à sa superstition, et ainsi chacun, sous ce prétexte, prendrait licence de tout faire. Et puisque dans ces conditions le droit de la cité est entièrement violé, au souverain qui seul, tant par le droit divin que par le naturel, a charge de conserver et de garder les droits de l’État, appartient un droit souverain de statuer sur la religion comme il le juge bon ; et tous sont tenus d’obéir aux décrets et commandements du souverain à ce sujet, en vertu de la foi qu’ils lui ont promise et que Dieu ordonne de garder entièrement.

[22] Que si ceux qui ont le commandement suprême sont des Idolâtres, ou bien il ne faut pas contracter avec eux, mais souffrir délibérément les pires extrémités plutôt que de leur transférer son droit, ou bien, si l’on contracte et qu’on leur ait transféré son droit, puisque par là même on a renoncé à se maintenir soi-même et à maintenir sa religion, on est tenu de leur obéir et de garder la foi promise ou de s’y laisser contraindre. Il n’y a d’exception que pour celui à qui Dieu, par une révélation certaine, a promis un secours singulier contre le Tyran ou a voulu nominativement excepter. Ainsi voyons-nous que de tant de Juifs qui étaient à Babylone, trois jeunes gens seulement, qui ne doutaient pas du secours de Dieu, n’ont pas voulu obéir à Nabuchodonosor, les autres, sans doute à l’exception encore de Daniel que le Roi lui-même avait adoré obéirent par une coaction légitime, pensant peut-être dans leur âme qu’ils avaient été soumis au Roi par un décret de Dieu et que le Roi avait acquis et conservait le pouvoir suprême en vertu d’une direction de Dieu. Au contraire Eléazar, alors que la Patrie subsistait encore en quelque manière, voulut donner aux siens l’exemple de la constance, pour qu’à sa suite ils souffrissent tout plutôt que d’accepter le transfert de leur droit et de leur pouvoir aux Grecs, et que les pires épreuves ne les contraignissent pas de jurer fidélité aux Gentils. L’expérience quotidienne confirme ces principes. Les Souverains chrétiens en effet n’hésitent pas pour la sécurité de leur pouvoir à conclure des traités avec les Turcs et les Idolâtres et à ordonner à ceux de leurs sujets qui vont habiter parmi eux de ne pas prendre plus de liberté, tant dans les choses humaines que dans les divines, qu’ils n’en ont stipulé par contrat exprès ou que le souverain de ces pays ne leur en a concédé. C’est ce que l’on voit par le traité des Hollandais avec les Japonais dont nous avons parlé plus haut [2].


[1Voir note XXXIV .

[2Cf. chap. 5, §13 (note jld).