TTP - Chap. XVII - §§1-6 : Le droit et le pouvoir souverain de l’État, les conditions de sa conservation.

  • 7 mai 2006


A. §§1-3 : Droit et pouvoir souverain de l’État.


[1] Les considérations du chapitre précédent sur le droit universel du souverain et sur le transfert au souverain du droit naturel de l’individu, s’accordent à la vérité assez bien avec la pratique, et il est possible de régler la pratique de façon qu’elle s’en rapproche de plus en plus ; toutefois il est impossible qu’à beaucoup d’égards elles ne restent toujours purement théoriques. Nul en effet ne pourra jamais, quel abandon qu’il ait fait à un autre de sa puissance et conséquemment de son droit, cesser d’être homme ; et il n’y aura jamais de souverain qui puisse tout exécuter comme il voudra. En vain il commanderait à un sujet d’avoir en haine son bienfaiteur ; d’aimer qui lui a fait du mal ; de ne ressentir aucune offense des injures ; de ne pas désirer être affranchi de la crainte ; et un grand nombre de choses semblables qui suivent nécessairement des lois de la nature humaine. Et cela j’estime que l’expérience même le fait connaître très clairement ; jamais en effet les hommes n’ont renoncé à leur droit et n’ont transféré leur puissance à un autre au point que ceux-là même qui avaient acquis ce droit et cette puissance, ne les craignissent plus, et que l’État ne fût pas plus menacé par les citoyens bien que privés de leur droit que par les ennemis du dehors. Et certes si des hommes pouvaient être privés de leur droit naturel à ce point qu’ils n’eussent plus par la suite [1] aucune puissance, sinon par la volonté de ceux qui détiennent le Droit souverain, alors en vérité la pire violence contre les sujets serait loisible à celui qui règne ; et je ne crois pas que cela ait jamais pu venir à l’esprit de personne. Il faut donc accorder que l’individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n’est plus suspendue au décret d’un autre, mais au sien propre.


[2] Pour bien connaître cependant jusqu’où s’étend le droit et le pouvoir du souverain de l’État, il faut noter que son pouvoir n’est pas limité à l’usage de la contrainte appuyée sur la crainte, mais comprend tous les moyens de faire que les hommes obéissent à ses commandements : ce n’est pas la raison pour laquelle il obéit, c’est l’obéissance qui fait le sujet. Quelle que soit la raison en effet pour laquelle un homme se détermine à exécuter les commandements du souverain, que ce soit la crainte du châtiment, ou l’espoir d’obtenir quelque chose, ou l’amour de la patrie ou quelque autre sentiment qui le pousse, encore se détermine-t-il par son propre conseil et il n’en agit pas moins par le commandement du souverain. Il ne faut donc pas conclure sur-le-champ de ce qu’un homme fait quelque chose par son propre conseil, qu’il agit en vertu de son droit et non du droit de celui qui exerce le pouvoir dans l’État : qu’il soit en effet obligé par l’amour ou contraint par la crainte d’un mal, toujours il agit par son propre conseil et par son propre décret ; ou bien il n’y aurait nul pouvoir d’État, nul droit sur les sujets, ou bien ce pouvoir s’étend nécessairement à tous les moyens de faire que les hommes se déterminent à lui céder. Tout ce donc que fait un sujet, qui est conforme aux commandements du souverain, qu’il le fasse sous l’empire de l’amour ou par la coaction de la crainte, ou poussé (ce qui est le plus fréquent) à la fois par l’espoir et par la crainte, ou encore par révérence, c’est-à-dire par une passion mêlée de crainte et d’admiration, ou pour une raison quelconque, il le fait en vertu du droit de celui qui exerce le pouvoir dans l’État et non de son propre droit.

Cela résulte encore très clairement de ce que l’obéissance ne concerne pas tant l’action extérieure que l’action interne de l’âme. Celui-là donc est le plus sous le pouvoir d’un autre, qui se détermine à obéir à ses commandements d’une âme entièrement consentante ; et il s’ensuit que celui-là a le pouvoir le plus grand, qui règne sur les âmes de ses sujets. Que si ceux qui sont le plus craints, avaient le pouvoir de commandement le plus grand, en vérité ce seraient les sujets des Tyrans qui auraient ce pouvoir, car les Tyrans ont d’eux la plus grande crainte. En second lieu s’il est vrai qu’on ne commande pas aux âmes comme aux langues [2], encore les âmes sont-elles dans une certaine mesure sous le pouvoir du souverain qui a bien des moyens de faire qu’une très grande partie des hommes croie, aime, ait en haine ce qu’il veut. Si donc ces sentiments ne sont point l’effet direct de son commandement, souvent, comme l’atteste abondamment l’expérience, ils n’en découlent pas moins de l’autorité de sa puissance et de sa direction, c’est-à-dire de son droit ; c’est pourquoi, sans que l’entendement y contredise le moins du monde, nous pouvons concevoir des hommes qui n’aient de croyance, d’amour, de haine, de mépris, de sentiment quelconque pouvant les entraîner, qu’en vertu du droit du souverain.


[3] Si ample que nous concevions de la sorte le droit et le pouvoir de celui qui exerce la souveraineté dans l’État, encore ce pouvoir ne sera-t-il jamais assez grand pour que ceux qui en sont détenteurs aient puissance absolument sur tout ce qu’ils voudront ; je crois l’avoir déjà montré assez clairement. Pour ce qui est des conditions dans lesquelles un pouvoir peut être constitué de façon à se conserver néanmoins toujours en sécurité, j’ai déjà dit que je n’avais pas l’intention de les exposer ici [3]. Toutefois pour parvenir où je veux, je noierai les enseignements donnés jadis à Moïse, par Révélation divine, à cette fin ; puis nous examinerons l’histoire des Hébreux et ses vicissitudes, par où nous verrons enfin quelles satisfactions doivent être surtout accordées par le souverain à ses sujets pour la plus grande sécurité et l’accroissement de l’État.

B. §4 : Conditions de la conservation de l’État.

[4] Que la conservation de l’État dépende avant tout de la fidélité des sujets, de leur vertu et de leur constance dans l’exécution des commandements, la Raison et l’expérience le font voir très clairement ; il n’est pas également facile de voir suivant quelle méthode les sujets doivent être gouvernés pour qu’ils restent constamment fidèles et vertueux. Aussi bien les gouvernants que ceux qui sont gouvernés, sont tous des hommes, en effet, c’est-à-dire des êtres enclins à abandonner le travail pour chercher le plaisir. Qui même a éprouvé la complexion si diverse de la multitude, est près de désespérer d’elle : non la Raison, en effet, mais les seules affections de l’âme la gouvernent ; incapable d’aucune retenue, elle se laisse très facilement corrompre par le luxe et l’avidité. Chacun pense être seul à tout savoir et veut tout régler selon sa complexion ; une chose lui paraît équitable ou inique, légitime ou illégitime suivant qu’il juge qu’elle tournera à son profit ou à son détriment ; par gloire il méprise ses semblables et ne souffre pas d’être dirigé par eux ; par envie de l’honneur qu’il n’a pas ou d’une fortune meilleure que la sienne, il désire le mal d’autrui et y prend plaisir. Point n’est besoin de poursuivre cette énumération ; nul n’ignore à quels crimes le dégoût de leur condition présente et le désir du changement, la colère sans retenue, le mépris de la pauvreté poussent les hommes et combien ces passions occupent et agitent leurs âmes. Prévenir tous ces maux, constituer dans la cité un pouvoir tel qu’il n’y ait plus place pour la fraude ; bien mieux, établir partout des institutions faisant que tous, quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages privés, c’est là l’œuvre laborieuse à accomplir. La nécessité a bien obligé les hommes à y pourvoir dans une large mesure ; toutefois on n’est jamais arrivé au point que la sécurité de l’État fût moins menacée par les citoyens que par les ennemis du dehors, et que ceux qui exercent le pouvoir, eussent moins à craindre les premiers que les seconds.

C. §§5-6 : Exemple de la République romaine.

[5] Témoin la République des Romains, toujours victorieuse de ses ennemis et tant de fois vaincue et réduite à la condition la plus misérable par ses citoyens, en particulier dans la guerre civile de Vespasien contre Vitellius ; voir sur ce point Tacite au commencement du livre IV des Histoires où il dépeint l’aspect très misérable de la ville. Alexandre (comme dit Quinte-Curce à la fin du livre VIII) estimait avec plus de franchise le renom en ses ennemis qu’en ses concitoyens, parce qu’il croyait que sa grandeur pouvait être détruite par les siens, Et, dans la crainte de son destin, il adresse à ses amis cette prière : donnez-moi seulement toute sûreté contre la fourberie à l’intérieur et les embûches domestiques, j’affronterai sans frayeur le péril dans la guerre et les combats. Philippe fut plus en sécurité à la tête de ses troupes qu’au théâtre, il échappa souvent aux coups de l’ennemi, il ne put se dérober à ceux des siens. Comptez parmi les autres rois qui ont eu une fin sanglante, ceux qui ont été tués par les leurs, vous les trouverez plus nombreux que ceux qui sont morts à l’ennemi. (Voir Quinte-Curce, liv. IX, § 6.)

[6] Pour cette cause, c’est-à-dire pour leur sécurité, les rois qui autrefois avaient usurpé le pouvoir, ont tenté de persuader qu’ils tiraient leur origine des Dieux immortels. Ils pensaient que si leurs sujets et tous les hommes ne les regardaient pas comme leurs semblables, mais les croyaient des Dieux, ils souffriraient plus volontiers d’être gouvernés par eux et se soumettraient facilement. Ainsi Auguste persuada aux Romains qu’il tirait son origine d’Énée, qu’on croyait fils de Vénus et rangeait au nombre des Dieux : il voulut des temples, une image sacrée, des flamines et des prêtres pour instituer son propre culte (Tacite, Annales, liv. I). Alexandre se fit saluer comme fils de Jupiter ; et il ne paraît pas l’avoir voulu par orgueil, mais par un dessein prudent, comme l’indique sa réponse à l’invective d’Hermolaüs. En vérité, dit-il, il est presque ridicule à Hermolaüs de me demander de renier Jupiter, par l’oracle duquel je suis reconnu. Les réponses des Dieux sont-elles aussi en mon pouvoir ? Il m’a offert le nom de fils ; j’ai accepté (remarquez bien ceci) dans l’intérêt de nos affaires. Plût au ciel que dans l’Inde aussi l’on me crut un Dieu. C’est le renom qui décide des guerres et souvent une croyance fausse a tenu lieu de vérité. (Quinte-Curce, liv. VIII, § 8.) Par ce peu de paroles il continue habilement à convaincre les ignorants de sa divinité simulée et en même temps laisse apercevoir la cause de la simulation. C’est aussi ce que fit Cléon dans le discours par lequel il tentait de convaincre les Macédoniens d’obéir complaisamment au roi ; après avoir, en glorifiant Alexandre dans son récit et en célébrant ses mérites, donné à la simulation une apparence de vérité, il en fait ressortir l’utilité : Ce n’est pas par piété seulement, c’est aussi par prudence que les Perses ont rendu aux rois le même culte qu’aux Dieux ; la majesté du Souverain est la sauvegarde du royaume  ; et il conclut enfin : Moi-même, quand le roi pénétrera dans la salle du festin, je me prosternerai à terre. Il est du devoir des autres, de ceux surtout qui ont quelque sagesse, d’en faire autant. (Voir ibid., liv. VIII, § 4.) Mais les Macédoniens étaient trop éclairés ; et des hommes, s’ils ne sont pas tout à fait des barbares, ne souffrent pas d’être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets à celle d’esclaves inutiles à eux-mêmes. D’autres ont pu persuader plus aisément que la Majesté est sacrée, qu’elle tient la place de Dieu sur la terre, qu’elle a été constituée par Dieu et non par le suffrage et le consentement des hommes, et qu’elle est conservée et maintenue par une providence singulière et un secours divin. Des monarques ont pourvu par d’autres moyens de cette sorte à la sécurité de leur pouvoir ; je n’en parlerai pas ici et, pour parvenir à mon but, je noterai et examinerai seulement, comme je l’ai dit, les moyens enseignés jadis à Moïse par révélation divine.


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