EIII - Préface

  • 29 avril 2004

Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire [1]. Ils croient, en effet, que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. Ils cherchent donc la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non dans la puissance commune de la Nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, pleurent à son sujet, la raillent, la méprisent ou le plus souvent la détestent : qui sait le plus éloquemment ou le plus subtilement censurer l’impuissance de l’Âme humaine est tenu pour divin. Certes n’ont pas manqué les hommes éminents (au labeur et à l’industrie desquels nous avouons devoir beaucoup) pour écrire sur la conduite droite de la vie beaucoup de belles choses, et donner aux mortels des conseils pleins de prudence ; mais, quant à déterminer la nature et les forces des Affections, et ce que peut l’Âme de son côté pour les gouverner, nul, que je sache, ne l’a fait. A la vérité, le très célèbre Descartes, bien qu’il ait admis le pouvoir absolu de l’Âme sur ses actions, a tenté, je le sais, d’expliquer les Affections humaines par leurs premières causes et de montrer en même temps par quelle voie l’âme peut prendre sur les Affections un empire absolu ; mais, à mon avis, il n’a rien montré que la pénétration de son grand esprit comme je l’établirai en son lieu. Pour le moment je veux revenir à ceux qui aiment mieux détester ou railler les Affections et les actions des hommes que les connaître [2]. A ceux-là certes il paraîtra surprenant que j’entreprenne de traiter des vices des hommes et de leurs infirmités à la manière des Géomètres et que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux ce qu’ils ne cessent de proclamer contraire à la Raison, vain, absurde et digne d’horreur. Mais voici quelle est ma raison. Rien n’arrive dans la Nature qui puisse être attribué à un vice existant en elle ; elle est toujours la même en effet ; sa vertu et sa puissance d’agir est une et partout la même, c’est-à-dire les lois et règles de la Nature, conformément auxquelles tout arrive et passe d’une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes ; par suite, la voie droite pour connaître la nature des choses, quelles qu’elles soient, doit être aussi une et la même ; c’est toujours par le moyen des lois et règles universelles de la Nature. Les Affections donc de la haine, de la colère, de l’envie, etc., considérées en elles-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; en conséquence, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d’une autre chose quelconque, dont la seule considération nous donne du plaisir. Je traiterai donc de la nature des Affections et de leurs forces, du pouvoir de l’Âme sur elles, suivant la même Méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l’Âme, et je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides. [*]


Plerique qui de affectibus et hominum vivendi ratione scripserunt, videntur non de rebus naturalibus quæ communes naturæ leges sequuntur sed de rebus quæ extra naturam sunt, agere. Imo hominem in natura veluti imperium in imperio concipere videntur. Nam hominem naturæ ordinem magis perturbare quam sequi ipsumque in suas actiones absolutam habere potentiam nec aliunde quam a se ipso determinari credunt. Humanæ deinde impotentiæ et inconstantiæ causam non communi naturæ potentiæ sed nescio cui naturæ humanæ vitio tribuunt quam propterea flent, rident, contemnunt vel quod plerumque fit, detestantur et qui humanæ mentis impotentiam eloquentius vel argutius carpere novit, veluti divinus habetur. Non defuerunt tamen viri præstantissimi (quorum labori et industriæ nos multum debere fatemur) qui de recta vivendi ratione præclara multa scripserint et plena prudentiæ consilia mortalibus dederint ; verum affectuum naturam et vires et quid contra mens in iisdem moderandis possit, nemo quod sciam determinavit. Scio equidem celeberrimum Cartesium, licet etiam crediderit mentem in suas actiones absolutam habere potentiam, affectus tamen humanos per primas suas causas explicare simulque viam ostendere studuisse qua mens in affectus absolutum habere possit imperium sed mea quidem sententia nihil præter magni sui ingenii acumen ostendit, ut suo loco demonstrabo. Nam ad illos revertere volo qui hominum affectus et actiones detestari vel ridere malunt quam intelligere. His sine dubio mirum videbitur quod hominum vitia et ineptias more geometrico tractare aggrediar et certa ratione demonstrare velim ea quæ rationi repugnare quæque vana, absurda et horrenda esse clamitant. Sed mea hæc est ratio. Nihil in natura fit quod ipsius vitio possit tribui ; est namque natura semper eadem et ubique una eademque ejus virtus et agendi potentia hoc est naturæ leges et regulæ secundum quas omnia fiunt et ex unis formis in alias mutantur, sunt ubique et semper eædem atque adeo una eademque etiam debet esse ratio rerum qualiumcunque naturam intelligendi nempe per leges et regulas naturæ universales. Affectus itaque odii, iræ, invidiæ etc. in se considerati ex eadem naturæ necessitate et virtute consequuntur ac reliqua singularia ac proinde certas causas agnoscunt per quas intelliguntur certasque proprietates habent cognitione nostra æque dignas ac proprietates cujuscunque alterius rei cujus sola contemplatione delectamur. De affectuum itaque natura et viribus ac mentis in eosdem potentia eadem methodo agam qua in præcedentibus de Deo et mente egi et humanas actiones atque appetitus considerabo perinde ac si quæstio de lineis, planis aut de corporibus esset.


[*(Saisset :)
Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite des hommes, on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la nature. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la nature comme un empire dans un autre empire. A les en croire, l’homme trouble l’ordre de l’univers bien plus qu’il n’en fait partie ; il a sur ses actions un pouvoir absolu et ses déterminations ne relèvent que de lui-même. S’il s’agit d’expliquer l’impuissance et l’inconstance de l’homme, ils n’en trouvent point la cause dans la puissance de la nature universelle, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine ; de là ces plaintes sur notre condition, ces moqueries, ces mépris, et plus souvent encore cette haine contre les hommes ; de là vient aussi que le plus habile ou le plus éloquent à confondre l’impuissance de l’âme humaine passe pour un homme divin. Ce n’est pas à dire que des auteurs éminents (dont j’avoue que les travaux et la sagacité m’ont été très-utiles) n’aient écrit un grand nombre de belles choses sur la manière de bien vivre, et n’aient donné aux hommes des conseils pleins de prudence ; mais personne que je sache n’a déterminé la véritable nature des passions, le pouvoir qu’elles ont sur l’âme et celui dont l’âme dispose à son tour pour les modérer. Je sais que l’illustre Descartes, bien qu’il ait cru que l’âme a sur ses actions une puissance absolue, s’est attaché à expliquer les passions humaines par leurs causes premières, et à montrer la voie par où l’âme peut arriver à un empire absolu sur ses passions ; mais, à mon avis du moins, ce grand esprit n’a réussi à autre chose qu’à montrer son extrême pénétration, et je me réserve de prouver cela quand il en sera temps. Je reviens à ceux qui aiment mieux prendre en haine ou en dérision les passions et les actions des hommes que de les comprendre. Pour ceux-là, sans doute, c’est une chose très-surprenante que j’entreprenne de traiter des vices et des folies des hommes à la manière des géomètres, et que je veuille exposer, suivant une méthode rigoureuse et dans un ordre raisonnable, des choses contraires à la raison, des choses qu’ils déclarent à grands cris vaines, absurdes, dignes d’horreur. Mais qu’y faire ? cette méthode est la mienne. Rien n’arrive, selon moi, dans l’univers qu’on puisse attribuer à un vice de la nature. Car la nature est toujours la même ; partout elle est une, partout elle a même vertu et même puissance ; en d’autres termes, les lois et les règles de la nature, suivant lesquelles toutes choses naissent et se transforment, sont partout et toujours les mêmes, et en conséquence, on doit expliquer toutes choses, quelles qu’elles soient, par une seule et même méthode, je veux dire par les règles universelles de la nature.
Il suit de là que les passions, telles que la haine, la colère, l’envie, et autres de cette espèce, considérées en elles-mêmes, résultent de la nature des choses tout aussi nécessairement que les autres passions ; et par conséquent, elles ont des causes déterminées qui servent à les expliquer ; elles ont des propriétés déterminées tout aussi dignes d’être connues que les propriétés de telle ou telle autre chose dont la connaissance a le privilège exclusif de nous charmer. Je vais donc traiter de la nature des passions, de leur force, de la puissance dont l’âme dispose à leur égard, suivant la même méthode que j’ai précédemment appliquée à la connaissance de Dieu et de l’âme, et j’analyserai les actions et les appétits des hommes, comme s’il était question de lignes, de plans et de solides.

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