Traité politique, II, §06
La plupart cependant croient que les insensés troublent l’ordre de la nature plutôt qu’ils ne le suivent, et la plupart aussi conçoivent les hommes dans la nature comme un empire dans un empire [1]. Ils jugent en effet que l’âme humaine, loin d’être produite par des causes naturelles, est immédiatement créée par Dieu, et indépendante du reste du monde à ce point qu’elle a un pouvoir absolu de se déterminer elle-même et d’user droitement de la raison. Mais l’expérience enseigne plus que suffisamment qu’il n’est pas plus en notre pouvoir d’avoir une âme saine qu’un corps sain. Comme en outre toute chose, autant qu’il est en elle-même, s’efforce de conserver son être, nous ne pouvons douter en aucune manière que s’il était en notre pouvoir aussi bien de vivre suivant les prescriptions de la raison que d’être conduits par le désir aveugle, tous vivraient sous la conduite de la raison et suivant des règles sagement instituées, or cela n’est pas le moins du monde, chacun au contraire obéit à l’attrait du plaisir qu’il recherche [2]. Il n’est pas vrai que cette difficulté soit levée par les théologiens quand ils déclarent que la cause de cette impuissance de la nature humaine est le vice ou le péché qui tire son origine de la chute du premier homme. Si en effet le premier homme avait eu le pouvoir de rester droit aussi bien que de tomber, s’il était en possession de lui-même et d’une nature non encore viciée, comment a-t-il pu se faire qu’ayant savoir et prudence, il soit tombé ? Dira-t-on qu’il a été trompé par le diable ? Mais qui donc a trompé le diable lui-même ? Qui, demandé-je, a pu faire que l’être l’emportant sur toutes les autres créatures par la connaissance ait été assez fou pour vouloir être plus grand que Dieu ? Cet être qui avait une âme saine, ne s’efforçait donc pas de conserver son être autant qu’il était en lui ? Comment a-t-il pu arriver en outre que le premier homme, en possession de lui-même et maître de sa volonté, se soit laissé séduire et tromper ? Si en effet il avait le pouvoir d’user droitement de la raison, il n’a pu être trompé, car autant qu’il était en lui, il s’est nécessairement efforcé de conserver son être et, son âme saine. Or on suppose qu’il avait ce pouvoir. Il a donc nécessairement conservé son âme en santé et n’a pu être trompé. Mais son histoire montre que cela n’est pas. Il faut donc reconnaître qu’il n’était pas au pouvoir du premier homme d’user droitement de la raison, mais qu’il a été, comme nous le sommes, soumis aux passions [3].
Traduction Saisset :
Mais la plupart des philosophes s’imaginent que les ignorants, loin de suivre l’ordre de la nature, le violent au contraire, et ils conçoivent les hommes dans la nature comme un État dans l’État. A les en croire, en effet, l’âme humaine n’est pas produite par des causes naturelles, mais elle est créée immédiatement par Dieu dans un tel état d’indépendance par rapport au reste des choses qu’elle a un pouvoir absolu de se déterminer et d’user parfaitement de la raison. Or l’expérience montre surabondamment qu’il n’est pas plus en notre pouvoir de posséder une âme saine qu’un corps sain. De plus, chaque être faisant effort, autant qu’il est en lui, pour conserver son être, il n’est point douteux que, s’il dépendait aussi bien de nous de vivre selon les préceptes de la raison que d’être conduits par l’aveugle désir, tous les hommes se confieraient à la raison et régleraient sagement leur vie, et c’est ce qui n’arrive pas. Car chacun a son plaisir particulier qui l’entraîne ; et les théologiens n’ôtent pas cette difficulté en soutenant que la cause de cette impuissance de l’homme, c’est un vice ou un péché de la nature humaine, lequel a son origine dans la chute de notre premier père. Car supposez que le premier homme ait eu également le pouvoir de se maintenir ou de tomber, donnez-lui une âme maîtresse d’elle-même et dans un état parfait d’intégrité, comment se fait-il qu’étant plein de science et de prudence il soit tombé ? c’est, direz-vous, qu’il a été trompé par le diable. Mais le diable lui-même, qui donc l’a trompé ? qui a fait de lui, c’est-à-dire de la première de toutes les créatures intelligentes, un être assez insensé pour vouloir s’élever au-dessus de Dieu ? En possession d’une âme saine, ne faisait-il pas naturellement effort, autant qu’il était en lui, pour maintenir son état et conserver son être ? Et puis le premier homme lui-même, comment se fait-il qu’étant maître de son âme et de sa volonté il ait été séduit et se soit laissé prendre dans le fond même de son âme ? S’il a eu le pouvoir de bien user de sa raison, il n’a pu être trompé, il a fait nécessairement effort, autant qu’il était en lui, pour conserver son être et maintenir son âme saine. Or, vous supposez qu’il a eu ce pouvoir ; il a donc nécessairement conservé son âme saine et n’a pu être trompé, ce qui est démenti par sa propre histoire. Donc il faut avouer qu’il n’a pas été au pouvoir du premier homme d’user de la droite raison, et qu’il a été, comme nous, sujet aux passions.
At plerique ignaros naturae ordinem magis perturbare, quam sequi credunt, et homines in natura veluti imperium in imperio concipiunt. Nam mentem humanam a nullis causis naturalibus statuunt produci, sed a Deo immediate creari, a reliquis rebus adeo independentem, ut absolutam habeat potestatem sese determinandi et ratione recte utendi. Sed experientia satis superque docet, quod in nostra potestate non magis sit, mentem sanam, quam corpus sanum habere. Deinde quandoquidem unaquaeque res, quantum in se est, suum esse conservare conatur, dubitare nequaquam possumus, quin, si aeque in nostra potestate esset, tam ex rationis praescripto vivere, quam caeca cupiditate duci, omnes ratione ducerentur et vitam sapienter instituerent, quod minime fit. Nam trahit sua quemque voluptas. Nec theologi hanc difficultatem tollunt, qui scilicet statuunt huius impotentiae causam humanae naturae vitium seu peccatum esse, quod originem a primi parentis lapsu traxerit. Nam si etiam in primi hominis potestate fuit tam stare, quam labi, et mentis compos erat et natura integra, qui fieri potuit, ut sciens prudensque lapsus fuerit ? At dicunt, eum a diabolo deceptum fuisse. Verum quis ille fuit, qui ipsum diabolum decepit ? Quis, inquam, ipsum omnium creaturarum intelligentium praestantissimum adeo amentem reddidit, ut Deo maior esse voluerit ? Nonne enim se ipsum, qui mentem sanam habebat, suumque esse, quantum in se erat, conservare conabatur ? Deinde qui fieri potuit, ut ipse primus homo, qui mentis compos erat et suae voluntatis dominus, seduceretur et mente pateretur capi ? Nam si potestatem habuit ratione recte utendi, decipi non potuit ; nam quantum in se fuit, conatus est necessario suum esse mentemque suam sanam conservare. Atqui supponitur, eum hoc in potestate habuisse ; ergo mentem suam sanam necessario conservavit, nec decipi potuit. Quod ex ipsius historia falsum esse constat. Ac proinde fatendum est, quod in primi hominis potestate non fuerit ratione recte uti, sed quod, sicuti nos, affectibus fuerit obnoxius.
[1] Voyez EIII - Préface, TTP - Chap. XVII - §§26-31 : L’État des Hébreux : les causes de sa destruction..
[2] VIRGILE, Églogues, II, 65
[3] Sur le péché originel, voyez EIV - Proposition 68 - scolie et Traité théologico-politique, Chap.IV. Sur la croyance au diable, voyez Court traité, chap. XXV