EV - Proposition 20 - scolie

  • 3 juillet 2004

Nous pouvons montrer de la même manière qu’il n’y a aucune affection directement contraire à cet Amour, par laquelle cet Amour puisse être détruit et nous pouvons en conclure que cet Amour envers Dieu est la plus constante des affections et qu’en tant qu’il se rapporte au Corps, il ne peut être détruit qu’avec ce Corps lui-même. Plus tard nous verrons de quelle nature il est, en tant qu’il se rapporte à l’Âme seule.
J’ai réuni dans les Propositions précédentes tous les remèdes aux affections, c’est-à-dire tout ce que l’Âme, considérée en elle seule, peut contre elles ; il apparaît par là que la puissance de l’Âme sur les affections consiste : 1° dans la connaissance même des affections (voir Scolie de la Prop. 4) ; 2° en ce qu’elle sépare les affections de la pensée d’une cause extérieure que nous imaginons confusément (voir Prop. 2 avec le même Scolie de la Prop. 4) ; 3° dans le temps, grâce auquel les affections se rapportant à des choses que nous connaissons, surmontent celles qui se rapportent à des choses dont nous avons une idée confuse ou mutilée (voir Prop. 7) ; 4° dans le grand nombre des causes par lesquelles les affections se rapportant aux propriétés communes des choses ou à Dieu, sont alimentées (voir Prop. 9 et 11) ; 5° dans l’ordre enfin où l’Âme peut ordonner et enchaîner entre elles ses affections (voir Scolie de la Prop. 10 et, en outre, les Prop. 12, 13 et 14). Mais, pour mieux connaître cette puissance de l’Âme sur les affections, il faut noter avant tout que nous appelons grandes les affections quand nous comparons l’affection d’un homme avec celle d’un autre, et que nous voyons l’un dominé plus que l’autre par la même affection ; ou quand nous comparons entre elles les affections d’un seul et même homme et que nous le trouvons affecté ou ému par l’une plus que par l’autre. Car (Prop. 5, p. IV) la force d’une affection quelconque se définit par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre. Or la puissance de l’Âme se définit par la connaissance seule, son impuissance ou sa passion par la seule privation de connaissance, c’est-à-dire s’estime par ce qui fait que les idées sont dites inadéquates. D’où suit que cette Âme est passive au plus haut point, dont les idées inadéquates constituent la plus grande partie, de façon que sa marque distinctive soit plutôt la passivité que l’activité qui est en elle ; et au contraire cette Âme est active au plus haut point dont des idées adéquates constituent la plus grande partie, de façon que, tout en n’ayant pas moins d’idées inadéquates que la première, elle ait sa marque distinctive plutôt dans des idées adéquates manifestant la vertu de l’homme, que dans des idées inadéquates attestant son impuissance. Il faut noter, de plus, que les chagrins et les infortunes tirent leur principale origine d’un Amour excessif pour une chose soumise à de nombreux changements et que nous ne pouvons posséder entièrement. Nul en effet n’a de tourment ou d’anxiété qu’au sujet de ce qu’il aime ; et les offenses, les soupçons ou les inimitiés ne naissent que de l’Amour pour les choses dont personne ne peut réellement avoir la possession complète. Nous concevons facilement par là ce que peut sur les affections la connaissance claire et distincte, et principalement ce troisième genre de connaissance (voir à son sujet le Scolie de la Prop. 47, p. II) dont le principe est la connaissance même de Dieu ; si en effet les affections, en tant qu’elles sont des passions, ne sont point par là absolument ôtées (voir Prop. 3 avec le Scolie de la Prop. 4), il arrive du moins qu’elles constituent la moindre partie de l’Âme (Prop. 14). De plus, cette connaissance engendre un Amour envers une chose immuable et éternelle (Prop. 15) et dont la possession nous est réellement assurée (voir Prop. 45, p. II) ; et conséquemment cet Amour ne peut être gâté par aucun des vices qui sont inhérents à l’Amour ordinaire, mais il peut devenir de plus en plus grand (Prop. 15) et occuper la plus grande partie de l’Âme (Prop. 16) et l’affecter amplement. J’ai ainsi terminé ce qui concerne la vie présente. Chacun pourra voir facilement, en effet, ce que j’ai dit au commencement de ce Scolie, à savoir que dans ce petit nombre de propositions j’ai fait entrer tous les remèdes aux affections, pourvu qu’il ait égard à ce qui est dit dans ce Scolie, en même temps qu’aux définitions des affections et enfin aux Propositions 1 et 3 de la Partie III. Il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée de l’Âme sans relation avec l’existence du Corps. [*]


Possumus hoc eodem modo ostendere nullum dari affectum qui huic amori directe sit contrarius, a quo hic ipse amor possit destrui atque adeo concludere possumus hunc erga Deum amorem omnium affectuum est constantissimum nec quatenus ad corpus refertur, posse destrui nisi cum ipso corpore. Cujus autem naturæ sit quatenus ad solam mentem refertur, postea videbimus. Atque his omnia affectuum remedia sive id omne quod mens in se sola considerata adversus affectus potest, comprehendi ; ex quibus apparet mentis in affectus potentiam consistere I° in ipsa affectuum cognitione (vide scholium propositionis 4 hujus). II° in eo quod affectus a cogitatione causæ externæ quam confuse imaginamur, separat (vide propositionem 2 cum eodem scholio propositionis 4 hujus). III° in tempore quo affectiones quæ ad res quas intelligimus referuntur, illas superant quæ ad res referuntur quas confuse seu mutilate concipimus (vide propositionem 7 hujus). IV° in multitudine causarum a quibus affectiones quæ ad rerum communes proprietates vel ad Deum referuntur, foventur (vide propositiones 9 et 11 hujus). V° denique in ordine quo mens suos affectus ordinare et invicem concatenare potest (vide scholium propositionis 10 et insuper propositiones 12, 13 et 14 hujus). Sed ut hæc mentis in affectus potentia melius intelligatur, venit apprime notandum quod affectus a nobis magni appellantur quando unius hominis affectum cum affectu alterius comparamus et unum magis quam alium eodem affectu conflictari videmus ; vel quando unius ejusdemque hominis affectus ad invicem comparamus eundemque uno affectu magis quam alio affici sive moveri comperimus. Nam (per propositionem 5 partis IV) vis cujuscunque affectus definitur potentia causæ externæ cum nostra comparata. At mentis potentia sola cognitione definitur ; impotentia autem seu passio a sola cognitionis privatione hoc est ab eo per quod ideæ dicuntur inadæquatæ, æstimatur ; ex quo sequitur mentem illam maxime pati cujus maximam partem ideæ inadæquatæ constituunt ita ut magis per id quod patitur quam per id quod agit dignoscatur et illam contra maxime agere cujus maximam partem ideæ adæquatæ constituunt ita ut quamvis huic tot inadæquatæ ideæ quam illi insint, magis tamen per illas quæ humanæ virtuti tribuuntur quam per has quæ humanam impotentiam arguunt, dignoscatur. Deinde notandum animi ægritudines et infortunia potissimum originem trahere ex nimio amore erga rem quæ multis variationibus est obnoxia et cujus nunquam compotes esse possumus. Nam nemo de re ulla nisi quam amat sollicitus anxiusve est neque injuriæ, suspiciones, inimicitiæ etc. oriuntur nisi ex amore erga res quarum nemo potest revera esse compos. Ex his itaque facile concipimus quid clara et distincta cognitio et præcipue tertium illud cognitionis genus (de quo vide scholium propositionis 47 partis II) cujus fundamentum est ipsa Dei cognitio, in affectus potest quos nempe quatenus passiones sunt, si non absolute tollit (vide propositionem 3 cum scholio propositionis 4 hujus) saltem efficit ut minimam mentis partem constituant (vide propositionem 14 hujus). Deinde amorem gignit erga rem immutabilem et æternam (vide propositionem 15 hujus) et cujus revera sumus compotes (vide propositionem 45 partis II) et qui propterea nullis vitiis quæ in communi amore insunt, inquinari sed semper major ac major esse potest (per propositionem 15 hujus) et mentis maximam partem occupare (per propositionem 16 hujus) lateque afficere. Atque his omnia quæ præsentem hanc vitam spectant, absolvi. Nam quod in hujus scholii principio dixi me his paucis omnia affectuum remedia amplexum esse, facile poterit unusquisque videre qui ad hæc quæ in hoc scholio diximus et simul ad mentis ejusque affectuum definitiones et denique ad propositiones 1 et 3 partis III attenderit. Tempus igitur jam est ut ad illa transeam quæ ad mentis durationem sine relatione ad corpus pertinent.


[*(Saisset :) Nous pouvons faire voir de la même manière qu’il n’y a aucune passion directement contraire à l’amour de Dieu, et qui puisse le détruire ; d’où il suit que l’amour de Dieu est de toutes nos passions la plus constante, et tant qu’il se rapporte au corps, ne peut être détruit qu’avec le corps lui-même. Quant à la nature de cet amour, en tant qu’il se rapporte uniquement à l’âme, c’est ce que nous verrons plus tard. Dans les propositions qui précèdent, j’ai réuni tous les remèdes des passions, c’est-à-dire tout ce que l’âme, considérée uniquement en elle-même, peut contre ses passions. Il résulte de là que la puissance de l’âme sur les passions consiste :
1° dans la connaissance même des passions (voyez le Scol. de la Propos. 4) ;
2° dans la séparation que l’âme effectue entre telle ou telle passion et la pensée d’une cause extérieure confusément imaginée (voyez la Propos. 2 et le même Scol. de la Propos. 4) ;
3° dans le progrès du temps qui rend celles de nos affections qui se rapportent à des choses dont nous avons l’intelligence, supérieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous n’avons que des idées confuses et mutilées (voyez la Propos. 7) ;
4° dans la multitude des causes qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux propriétés générales des choses, ou à Dieu (voyez les Propos. 9 et 11) ;
5° enfin dans l’ordre où l’âme peut disposer et enchaîner ses passions (voyez le Scol. de la Propos. 10, et les Propos. 12, 13, 14).

Mais pour que ce pouvoir de l’âme sur les passions soit mieux compris, il est important de faire avant tout cette observation, que nous donnons à nos passions le nom de grandes passions dans deux cas différents : le premier, quand nous comparons la passion d’un l’homme à celle d’un autre l’homme, et que nous voyons l’un des deux plus fortement agité que l’autre par la même passion ; la seconde, quand nous comparons deux passions d’une seule et même personne, et que nous reconnaissons qu’elle est plus fortement affectée ou remuée par l’une que par l’autre. La force d’une passion en effet (par la Propos. 5, part. 4) est déterminée par le rapport de la puissance de sa cause extérieure avec notre puissance propre. Or, la puissance de l’âme se détermine uniquement par le degré de connaissance qu’elle possède, et son impuissance ou sa passivité par la seule privation de connaissance, c’est-à-dire par ce qui fait qu’elle a des idées inadéquates ; d’où il résulte que l’âme qui pâtit le plus, c’est l’âme qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées inadéquates, de telle sorte qu’elle se distingue bien plus par ses affections passives que par les actions qu’elle effectue ; et au contraire, l’âme qui agit le plus, c’est celle qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées adéquates, (le telle sorte qu’elle se distingue bien plus (pouvant d’ailleurs renfermer autant d’idées inadéquates que celles dont nous venons de parler) par les idées qui dépendent de la vertu de l’homme que par celles qui marquent son impuissance. Il faut remarquer en outre que les inquiétudes de l’âme et tous ses maux tirent leur origine de l’amour excessif qui l’attache à des choses sujettes à mille variations et dont la possession durable est impossible. Personne, en effet, n’a d’inquiétude ou d’anxiété que pour un objet qu’il aime, et les injures, les soupçons, les inimitiés n’ont pas d’autre source que cet amour qui nous enflamme pour des objets que nous ne pouvons réellement posséder avec plénitude. Et tout cela doit nous faire comprendre aisément ce que peut sur nos passions une connaissance claire et distincte, surtout, ce troisième genre de connaissance (voyez le Scol. de la Propos. 47, part. 2) dont le fondement est la connaissance même de Dieu ; car si cette connaissance ne détruit pas absolument nos passions, comme passions (voyez la Propos. 3, et le Scol. de la Propos. 4), elle fait du moins que les passions ne constituent que la plus petite partie de notre âme (voyez la Propos. 14). De plus elle fait naître en nous l’amour d’un objet immuable et éternel (voyez la Propos. 15), que nous possédons véritablement et avec plénitude (voyez la Propos. 45, part. 2) ; et cet amour épuré ne peut dès lors être souillé de ce triste mélange de vices que l’amour amène ordinairement avec soi ; il peut prendre des accroissements toujours nouveaux (par, la Propos. 15), occuper la plus grande partie de l’âme (par la Propos. 16) et s’y déployer avec étendue. Les réflexions qui précèdent terminent ce que j’avais dessein de dire sur la vie présente. Chacun, en effet, pourra reconnaître que j’ai embrassé en peu de mots tous les remèdes qui conviennent aux passions, comme je l’ai dit au commencement de ce Scolie, s’il veut bien faire attention tout ensemble à ce Scolie lui-même et à la Définition de l’âme et de ses passions, ainsi qu’aux Propositions 1 et 3, part. 3. Le moment est donc venu de traiter de ce qui regarde la durée de l’âme considérée sans relation avec le corps.

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