Traité politique, II, §18
On voit clairement par ce que nous venons de montrer dans ce chapitre, que dans l’état de nature il n’y a point de péché, ou bien, si quelqu’un pèche, c’est envers lui-même et non envers autrui : personne en effet n’est tenu de complaire à un autre par droit de nature à moins qu’il ne le veuille, et aucune chose n’est bonne ou mauvaise pour lui, sinon ce qu’en vertu de sa propre complexion il décide qui est un bien ou un mal [1]. Et le droit de nature n’interdit absolument rien, sinon ce qui n’est au pouvoir de personne (voir §§ 5 et 8 de ce chapitre). Or, le péché est une action qui, suivant le droit, ne peut être accomplie. Si les hommes étaient tenus par une loi de nature de se laisser guider par la raison, tous nécessairement prendraient la raison pour guide, car les lois de la nature sont (§§ 2 et 3 de ce chapitre) des lois établies par Dieu avec la même liberté qui appartient à son existence, et par suite ces lois découlent de la nécessité de la nature divine (voir § 7 de ce chapitre), en conséquence de quoi elles sont éternelles et ne peuvent être violées. Mais les hommes suivent plutôt l’appétit que la raison et cependant ils ne troublent pas l’ordre de la nature mais s’y plient nécessairement ; l’insensé donc et le débile d’esprit ne sont pas plus tenus par le droit de nature de régler sagement leur vie, que le malade d’avoir un corps sain [2].
Traduction Saisset :
Il résulte des points établis en ce chapitre que dans l’état de nature il n’y a pas de péché, ou que si quelqu’un pèche, c’est envers soi-même et non envers autrui ; personne en effet dans l’état de nature n’est tenu de se conformer, à moins que ce ne soit de son plein gré, aux volontés d’autrui, ni de trouver bon ou mauvais autre chose que ce que lui-même juge bon ou mauvais selon son caractère, et rien n’est absolument défendu par le droit naturel que ce que nul ne peut faire (voyez les articles
5 et 8 du présent chapitre). Or, qu’est-ce que le péché ? une action qui ne peut être faite à bon droit. Que si les hommes étaient tenus par institution naturelle d’être conduits par la raison, tous alors seraient nécessairement conduits par la raison ; car les institutions de la nature sont les institutions de Dieu (par les articles 2 et 3 du présent chapitre), et Dieu les a établies librement, aussi librement qu’il existe ; d’où il suit qu’elles résultent de la nature divine (voyez l’article 7 du présent chapitre), et par conséquent qu’elles sont éternelles et ne peuvent être violées. Mais les hommes sont presque toujours conduits par l’appétit sans raison, ce qui n’empêche pas qu’ils ne suivent nécessairement l’ordre de la nature, loin de le troubler ; et c’est pourquoi l’ignorant, dont l’âme est impuissante, n’est pas plus obligé par le droit naturel de gouverner sa vie avec sagesse que le malade n’est tenu d’avoir un corps sain.
Ex his, quae in hoc capite ostendimus, perspicuum nobis fit, in statu naturali non dari peccatum, vel si quis peccat, is sibi, non alteri peccat ; quandoquidem nemo iure naturae alteri, nisi velit, morem gerere tenetur, nec aliquid bonum aut malum habere, nisi quod ipse ex suo ingenio bonum, aut malum esse, decernit ; et nihil absolute naturae iure prohibetur, nisi quod nemo potest. Vide art. 5. et 8. huius cap. At peccatum actio est, quae iure fieri nequit. Quod si homines ex naturae instituto tenerentur ratione duci, tum omnes necessario ratione ducerentur. Nam naturae instituta Dei instituta sunt (per art. 2. et 3. huius cap.), quae Deus eadem, qua existit, libertate instituit, quaeque adeo ex naturae divinae necessitate consequuntur (vide art. 7. huius cap.), et consequenter aeterna sunt, nec violari possunt. Sed homines maxime appetitu sine ratione ducuntur, nec tamen naturae ordinem perturbant, sed necessario sequuntur ; ac proinde ignarus et animo impotens non magis ex naturae iure tenetur, vitam sapienter instituere, quam aeger tenetur sano corpore esse.
[1] Voyez EIV - Proposition 37 - scolie 2. Sur ce point, voyez aussi Hobbes, De Cive (Traité du citoyen), chapitre XIV, §§ 16 et 17.
[2] Voyez la correspondance avec Blyenbergh : Lettres 18 à 24, et 27, ainsi que Deleuze, "Les lettres du mal", Spinoza. Philosophie pratique, chapitre III, Minuit, 1983, pp. 44-62.