"L’onde de choc spinoziste", par Pierre-François Moreau

  • 14 mai 2007

Voilà un livre important, parce qu’il traite trois questions essentielles et qu’il les renouvelle. Première question : on dispose maintenant de nombreuses monographies sur les grands acteurs des Lumières, Montesquieu, Rousseau, Hume, Lessing... On a beaucoup moins d’ouvrages sur des questions générales, et en particulier celle-ci : qu’est-ce que les Lumières ? La tradition universitaire française répugne à ce genre de questions, pour une bonne raison (elle aime expliquer des textes précis, ce qui est un gage de sérieux) et pour une mauvaise (elle ne comprend pas assez que de bonnes réponses à de vraies questions d’ensemble permettent de mieux fixer le sens et la portée de chaque texte). Si on veut saisir vraiment l’époque et ce qu’elle nous a légué, il faut la définir, c’est-à-dire découvrir quelles sont ses caractéristiques essentielles, celles qui permettent d’en comprendre les enjeux. Deuxième question : les Lumières sont-elles un mouvement international, comme sembleraient l’indiquer les multiples influences, voyages, traductions, échanges épistolaires ou bien une juxtaposition de mouvements nationaux peut-être irréductibles - et alors on ne peut confondre l’Enlightenment anglais, les Lumières françaises, l’Aufklärung allemande - tellement les caractères sont différents et marqués par les particularités culturelles (l’Angleterre empiriste et la France encore empêtrée dans l’héritage des métaphysiques rationalistes, la France anticléricale et l’Allemagne religieuse, etc.). Troisième question : à côté des « grands » penseurs du XVIIIe siècle, quel rôle attribuer aux courants considérés comme marginaux - les hétérodoxes, les clandestins, les panthéistes, les matérialistes les plus résolus - et ceux qui prêchent la démocratie au moment où le courant majoritaire semble plutôt compter sur le despotisme éclairé pour apporter le progrès tant souhaité ?

À ces trois questions, Jonathan Israel répond fermement : il y a non pas un mouvement des Lumières mais deux - les Lumières radicales, qui prennent leur origine aux Pays-Bas dans les années 1660, dans un climat de républicanisme politique et de libre critique religieuse, où Spinoza apparaît comme une figure emblématique ; et les Lumières modérées, qui vivent de compromis entre ces radicaux et leurs adversaires. Donc un renversement de point de vue : ceux que l’on considérait jusque-là comme des marginaux apparaissent comme les vrais moteurs de l’histoire intellectuelle. En même temps, on n’est plus tenu par une datation académique : le bouleversement de l’histoire des idées européennes commence dès le dernier tiers du XVIIe siècle (ce que Hazard appelait la « crise de la conscience européenne ») ; il est international en ce sens qu’il se diffuse peu à peu d’Amsterdam à Londres, Paris ou Berlin. Nous sommes donc face à une véritable histoire et non plus à une juxtaposition d’événements que seuls relierait leur simultanéité. La riche érudition de l’auteur permet d’ailleurs de suivre les variations et les singularités de cette histoire dans tous les pays et chez un très grand nombre d’individualités ; on voit dès lors beaucoup mieux en quoi les Lumières préparent les révolutions de la fin du siècle. On voit surtout en quoi matérialisme, aspirations démocratiques et critique résolue des orthodoxies, loin d’être des phénomènes secondaires, ont joué le rôle déterminant dans la constitution de la modernité.

Pierre-François Moreau, philosophe

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SOURCE : lekti-ecriture
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