Lettre 42 - Velthuysen à Jacob Osten (24 janvier 1671)

Sur le Traité théologico-politique.

  • 1er août 2005


à Monsieur Jacob Osten,
Lambert de Velthuysen.

Monsieur,

Jouissant de quelques loisirs je veux sans plus de retard déférer à votre désir et faire ce que vous me demandez. Vous voulez que je vous donne mon opinion et mon jugement sur le livre intitulé Discours théologico-politique ; je suis résolu à le faire autant que me le permettra le temps dont je dispose et dans la mesure de mon pouvoir. Je ne procéderai cependant pas à un examen point par point, je résumerai l’opinion de l’auteur et ses dispositions à l’égard de la religion.

J’ignore à quelle race il appartient et quelle règle de vie il observe, et il me soucie peu de le savoir. Son livre montre assez qu’il n’a pas l’esprit obtus et qu’il ne s’est pas borné à une vue superficielle des controverses religieuses qui ont éclaté en Europe entre chrétiens, mais les a étudiées et en traite sérieusement. L’auteur de cet écrit s’est persuadé qu’il réussirait mieux à examiner les opinions qui font que les hommes se divisent en partis et prennent position les uns contre les autres, s’il rejetait les préjugés et s’en dépouillait. Pour cette raison il s’est efforcé, plus qu’il n’aurait fallu, de libérer son esprit de toute superstition et, pour s’en préserver, est tombé dans l’excès contraire : dans sa crainte de la superstition il s’est dépouillé de toute religion. Du moins ne s’élève-t-il pas au-dessus de la religion des déistes qui sont partout en assez grand nombre (telles sont les mœurs déplorables de ce siècle) et particulièrement en France. Mersenne a publié contre eux un traité qu’il me souvient d’avoir lu. Mais, parmi les déistes, on en trouverait, je pense, difficilement un seul qui ait écrit en faveur de cette cause détestable dans un aussi mauvais esprit, avec autant d’habileté et d’astuce que l’auteur de cette dissertation. D’ailleurs, si je ne me trompe, cet homme ne reste pas dans les limites du déisme et ne permet pas que subsistent parmi les hommes les moindres parties du culte.

Il reconnaît Dieu et avoue qu’il est l’architecte et le fondateur de l’univers. Mais il juge que la forme, l’essence, l’ordre du monde, sont des choses absolument nécessaires de même que la nature de Dieu et les vérités éternelles qu’il veut qui soient établies en dehors de la libre volonté de Dieu. Il expose donc expressément que tout arrive par une nécessité insurmontable et un fatum inéluctable. Il juge aussi que, pour ceux qui ont des choses une idée juste, il n’y a ni préceptes ni commandements qui subsistent : c’est l’ignorance des hommes qui a donné lieu à ces manières de dire par lesquelles des sentiments sont attribués à Dieu. Dieu se met de même à la portée du vulgaire quand il expose aux hommes sous forme de commandements les vérités éternelles et tout ce qui arrive nécessairement. L’auteur enseigne que tout ce qu’ordonnent les lois et qu’on avait cru dépendre de la volonté humaine, est soumis dans son cours à la même nécessité que la nature du triangle : les actes prescrits ne dépendent pas plus de la volonté humaine, la désobéissance ou l’obéissance aux préceptes ne peuvent pas plus procurer soit du mal, soit du bien, que la volonté de Dieu ne peut être fléchie par des prières et que ses décrets éternels et immuables ne peuvent être changés. Il n’y a pas de différence réelle entre les préceptes et les décrets, ce sont choses qui se confondent pour la raison, et l’impéritie et l’ignorance des hommes sont les motifs pour lesquels Dieu a fait que les préceptes fussent utiles à ceux qui sont incapables de former de lui des pensées plus parfaites et ont besoin de misérables moyens de cette sorte pour éveiller dans leurs âmes l’amour de la vertu et la haine du vice. On peut voir aussi que l’auteur dans son ouvrage ne fait aucune mention des prières et de leur usage, non plus que, dans la vie et dans la mort, d’aucune récompense accordée aux hommes, d’aucune punition à eux infligée par le juge suprême.

Cela est conforme à ses principes ; quelle place pourrait être réservée à un juge suprême, quelle peine, quelle récompense pourraient être attendues, alors que tout est soumis au fatum, alors qu’il affirme que tout découle de Dieu avec une nécessité inéluctable, ou plus exactement que tout cet univers est Dieu ? Je crains en effet que notre auteur ne soit pas très éloigné de penser ainsi, du moins n’y a-t-il pas grande différence entre ces deux affirmations : tout découle nécessairement de la nature de Dieu et l’univers est Dieu lui-même.

Il place cependant le plaisir suprême de l’homme dans le culte de la vertu, qui est, dit-il, à elle-même sa récompense et élève à la plus haute des contemplations ; d’après lui, donc, l’homme qui a des choses une connaissance droite, doit s’appliquer à la vertu ; non du tout par obéissance aux préceptes et à la loi de Dieu, ou dans l’espoir d’une récompense et par crainte du châtiment, mais à cause de l’attrait qu’a la vertu par sa beauté et de la joie qu’il perçoit que l’âme trouve à la pratiquer.

Il affirme donc que si Dieu par la Révélation et les Prophètes semble exhorter les hommes à la vertu en leur faisant espérer une récompense ou craindre un châtiment, sanctions toujours liées à des lois, c’est là une simple apparence bonne pour le vulgaire dont la complexion d’esprit est telle et si mal informée, que seules les lois, les peines, les récompenses, la crainte et l’espérance peuvent le diriger vers la vertu. Quant à ceux qui jugent des choses selon la vérité, ils connaissent que des arguments de cette sorte n’ont ni force ni vérité.

Peu importe à ses yeux, malgré ce que ce principe a de ruineux par sa thèse, que les Prophètes et les maîtres des choses sacrées et aussi Dieu lui-même, qui a parlé aux hommes par leur bouche, aient fait appel à ces arguments sans valeur propre quand on en considère la nature. Il professe ouvertement en effet et insinue toutes les fois que l’occasion s’en présente, que l’Écriture Sainte n’a pu être composée pour enseigner la vérité et la vraie nature tant des choses dont elle fait mention, que des moyens dont elle use pour former les hommes à la vertu ; il nie que les Prophètes aient eu, dans la recherche des preuves et des raisonnements destinés à exciter les hommes à la vertu, une connaissance des choses les préservant des erreurs du vulgaire, bien que sur la nature des vertus pratiques et des vices ils fussent très renseignés.

Cet auteur enseigne aussi en conséquence que les Prophètes, lorsqu’ils donnaient des avertissements à ceux auprès desquels ils avaient une mission, n’ont pas été libres d’erreur dans leurs jugements, sans que leur sainteté et leur autorité en soient diminuées ; bien qu’en effet leur langage et les arguments dont ils usaient fussent conformes non à la vérité, mais aux opinions préconçues des gens auxquels ils s’adressaient, les vertus qu’ils recommandaient n’ont rien de douteux et nulle discussion n’est possible à leur sujet parmi les hommes. Le but auquel se rapporte la mission des Prophètes est en effet le culte de la vertu qu’il faut répandre parmi les hommes, non l’enseignement d’aucune vérité. Les erreurs et l’ignorance des Prophètes n’ont donc pas pu nuire aux auditeurs dont ils échauffaient le zèle pour la vertu, car peu importe à ses yeux par quels arguments nous sommes excités à la vertu pourvu qu’ils ne détruisent pas cette vertu qu’ils doivent échauffer et au service de laquelle les Prophètes les emploient : quant au reste la perception par l’esprit de la vérité n’est suivant lui d’aucune importance pour la piété, la sainteté des mœurs n’y étant pas réellement contenue, et la connaissance de la vérité et aussi des mystères n’est nécessaire que dans l’exacte mesure où ils disposent à la piété.

Je pense que l’auteur a égard à la distinction admise, sauf erreur, par tous les théologiens entre le langage que tient un Prophète quand il enseigne un dogme et celui qu’il tient quand il se borne à faire un récit, et il se figure bien à tort que sa propre manière de voir s’accorde avec cette doctrine.

Pour cette raison il croit que tous ceux qui ne veulent pas que la raison et la philosophie soient les interprètes de l’Écriture, seront de son côté. Comme il est certain pour tout le monde que l’Écriture prête à Dieu une infinité de manières d’être qui ne lui conviennent pas, mais sont adaptées à la compréhension du vulgaire et destinées à émouvoir les hommes et à stimuler leur zèle pour la vertu, l’auteur pense devoir poser ce principe que le maître sacré a voulu par ces arguments dépourvus de vérité, former les hommes à la vertu, ce qui pourrait signifier que liberté est laissée à tout lecteur de l’Écriture Sainte de juger, suivant les principes de sa propre raison, de l’opinion que professe le maître sacré et du but qu’il se propose. Cette dernière opinion notre auteur la condamne et la rejette entièrement, la confondant avec celle d’un théologien paradoxal qui dit que la raison est l’interprète de l’Écriture. Il croit en effet que l’Écriture doit être entendue suivant son sens littéral et que les hommes n’ont pas le droit d’interpréter à leur guise et en suivant leur raison propre les paroles des Prophètes, de décider par suite par le raisonnement et en s’appuyant sur les connaissances qu’ils ont acquises, quand les Prophètes ont parlé au sens propre et quand ils ont usé de figures. Mais j’aurai l’occasion de traiter plus loin ce point.

Pour revenir à celui dont je me suis quelque peu écarté, l’auteur, fidèle à ses principes sur la nécessité fatale de toutes choses, nie qu’il puisse se produire des miracles contraires aux lois de la nature, parce qu’il affirme, ainsi que je l’ai dit plus haut, que la nature de toutes choses existantes et leur ordre sont quelque chose d’aussi nécessaire que la nature de Dieu et les vérités éternelles ; il enseigne en conséquence qu’il est impossible qu’une chose quelconque s’écarte des lois de la nature, comme il est impossible que la somme des angles d’un triangle diffère de deux droits. Dieu ne peut faire qu’un poids moindre en soulève un plus lourd, ou qu’un corps se mouvant avec une vitesse égale à un puisse en atteindre qui se meut avec une vitesse double. L’auteur affirme en conséquence que les miracles sont soumis aux lois communes de la nature qu’il professe qui sont immuables comme la nature des choses, attendu que cette nature est contenue dans ces lois ; il n’admet donc en Dieu d’autre puissance que celle qui se manifeste régulièrement par les lois de la nature et pense qu’on ne peut lui en attribuer par fiction aucune autre, parce qu’elle détruirait la nature des choses et serait en conflit avec elle-même.

Un miracle est donc, d’après lui, un événement inopiné et dont le vulgaire ignore la cause. De même quand, à la suite des prières conformes aux rites prescrits, le vulgaire croit avoir obtenu qu’un mal qui le mine soit écarté, ou qu’un bien lui échoie, il attribue cela à la vertu des prières et à une intervention particulière de Dieu, mais, d’après notre auteur, Dieu avait de toute éternité décrété les événements que le vulgaire attribue à l’efficacité d’une intervention particulière, et ainsi ce ne sont pas les prières qui sont cause des décrets, mais les décrets qui sont cause des prières.

Toute cette doctrine du fatum et de la nécessité universelle des choses, tant en ce qui touche leur nature qu’à l’égard des événements quotidiens, il la fonde sur la nature de Dieu, ou, pour parler plus clairement, sur la nature de la volonté et de l’entendement divins, choses différentes quant au nom mais qui en Dieu ne font réellement qu’un. Il affirme par suite que Dieu a voulu tout cet univers et toute la succession des événements dans l’univers aussi nécessairement qu’il le connaît. Mais si Dieu connaît cet univers et ses lois, comme aussi les vérités éternelles qui y sont contenues, Dieu ne pouvait pas plus fonder un autre univers que renverser la nature des choses et faire que deux fois trois donnent sept. De même aussi nous ne pouvons concevoir quoi que ce soit qui diffère de cet univers et des lois suivant lesquelles les choses naissent et périssent, mais tout ce que nous forgeons de la sorte se détruit soi-même. Il affirme donc que la nature de l’entendement divin, celle de tout l’univers, celle aussi des lois réglant la marche des choses, sont constituées de telle façon qu’il est impossible que Dieu, par son entendement, connaisse quoi que ce soit qui diffère de ce qui est présentement, comme il est impossible que ce qui est présentement diffère de soi-même. De là cette conclusion : pas plus que Dieu ne peut faire présentement quelque chose qui se détruirait soi-même, il ne peut forger ni connaître des natures différentes de celles qui sont, parce qu’il y a à comprendre et à connaître de telles natures (impliquant contradiction selon l’auteur) la même impossibilité qu’à produire des choses différentes de celles qui sont : toutes ces natures en effet, si l’on voulait les concevoir comme différentes de celles qui sont présentement, seraient nécessairement en contradiction avec celles qui sont, attendu que cette nécessité qui (selon l’auteur) appartient aux choses comprises dans l’univers donné, ne peut pas leur venir d’elles-mêmes, mais leur vient de la nature de Dieu, d’où elles découlent nécessairement. Il n’admet pas en effet comme Descartes dont il paraît cependant avoir voulu adopter la doctrine, que, la nature des choses différant de la nature et de l’essence de Dieu, Dieu en forme les idées librement en son esprit.

Par ces affirmations l’auteur s’est frayé une voie pour parvenir aux théories qu’il soutient à la fin de son livre et où il rassemble tout ce qu’il a exposé dans les chapitres antérieurs. Il veut faire accepter par les magistrats et par tous les hommes ce principe : c’est aux magistrats qu’il appartient de régler le culte divin qui doit être publiquement maintenu dans l’État. C’est ensuite une obligation pour le magistrat d’autoriser ses concitoyens à penser et à parler de la religion, comme les y engage leur esprit et leur cœur, et cette liberté doit s’étendre, pour les sujets, au culte extérieur, à cette condition que le zèle pour les vertus pratiques ou la piété restent hors d’atteinte. Comme en effet nulle connaissance et nulle pratique, en dehors d’elles, n’ont de valeur morale, il conclut de là que les hommes ne peuvent déplaire à Dieu par le culte, quel qu’il puisse être, qu’ils lui rendent. Il veut parler des actes religieux qui ne constituent pas la vertu pratique et ne lui portent pas non plus atteinte, ne lui sont ni contraires ni étrangères, mais sont pour les hommes qui s’en acquittent en raison de la foi qu’ils professent des soutiens des vertus véritables, et font ainsi qu’ils puissent plaire à Dieu par leur zèle pour ces vertus. Dieu ne peut pas être offensé par des manifestations qui sont indifférentes et sans rapport nécessaire avec les vertus mais leur servent d’auxiliaire et de moyen de protection.

L’auteur cependant, pour disposer les cœurs à accepter ces paradoxes, affirme, en premier lieu, que tout le culte institué par Dieu et communiqué aux Juifs, c’est-à-dire aux citoyens de la République d’Israël, n’avait d’autre but que de leur permettre de vivre heureux dans leur État, qu’à part cela les Juifs n’ont pas été plus aimés de Dieu ni plus agréables à Dieu que les autres nations : par l’intermédiaire des Prophètes Dieu l’aurait attesté aux Juifs en maint passage, quand il leur reprochait l’impéritie et l’erreur où l’on tombe quand on fait consister la sainteté et la piété dans le culte institué par Dieu et à eux prescrit, alors qu’elles consistent uniquement dans le zèle pour les vertus pratiques : amour de Dieu et charité envers le prochain.

Et comme Dieu a mis dans l’âme de toutes les nations des principes et, on peut presque dire, des semences de vertus afin que tous sachent par eux-mêmes et presque sans qu’aucune instruction soit nécessaire, distinguer le bien du mal, notre auteur conclut de là que Dieu n’a pas pu priver les autres nations des moyens par lesquels on peut gagner la béatitude, mais s’est montré également bienfaisant pour tous.

Bien plus, pour égaler toutes les nations aux Juifs en tout ce qui peut être de quelque secours ou servir en quelque manière à atteindre la félicité vraie, il affirme que les Gentils n’ont pas manqué de vrais prophètes et entreprend de le montrer par des exemples. Il insinue que Dieu a gouverné les autres nations par de bons anges que, suivant les coutumes en vigueur dans l’Ancien Testament, il appelle des dieux. Et par suite la religion des Gentils ne déplaisait point à Dieu aussi longtemps qu’elle n’a pas été corrompue par la superstition à ce point qu’elle éloignât les hommes de la sainteté véritable et les poussât à commettre sous couleur de religion des actes contraires à la vertu. Dieu n’a pas défendu aux Juifs pour des raisons particulières et propres à ce peuple d’honorer les dieux des Gentils ; par institution divine et mandat divin ces dieux étaient honorés par leurs fidèles à aussi bon droit que les anges constitués gardiens de l’État juif, rangés par les Juifs à leur manière au nombre des dieux et recevant d’eux des honneurs divins.

Comme d’ailleurs cet auteur professe que le culte extérieur n’a rien qui plaise à Dieu, il pense que peu importent les cérémonies dont ce culte se compose, pourvu qu’il s’accorde avec Dieu en ce qu’il tend à inspirer le respect de Dieu et pousse les hommes à aimer la vertu.

Comme en outre il croit que toute la religion consiste dans le seul culte de la vertu, que toute connaissance des mystères qui n’est point par elle-même propre à développer la vertu, est superflue et que celle-là seule doit être tenue pour plus importante et plus nécessaire qui a plus d’efficacité pour former les hommes à la vertu et réchauffer leur zèle, il en conclut que toutes les opinions sur Dieu et le culte divin, à la vérité desquelles ont cru sincèrement les hommes qui les ont professées, et qui ont été formées pour faire fleurir l’honnêteté, doivent être approuvées ou au moins n’être pas rejetées. Et à l’appui de cette thèse il invoque l’autorité et le témoignage des Prophètes qui savaient, dit-il, que peu importe à Dieu quelles croyances religieuses les hommes professent, tout culte et toutes les opinions lui étant agréables qui s’inspirent de l’amour des vertus et du respect de la divinité ; et qui n’ont pas craint pour exciter les hommes à la vertu d’employer des arguments qui en eux-mêmes n’avaient aucune vérité, mais étaient crus vrais par leurs auditeurs et agissaient sur eux comme un éperon pour stimuler leur courage à poursuivre la vertu.

De là cette opinion que parmi les maîtres divins les uns ont usé de certains arguments, les autres d’arguments différents, souvent inconciliables avec les premiers : Paul a enseigné que l’homme n’est pas justifié par les œuvres, Jacques a expressément affirmé le contraire. Jacques, d’après l’auteur, voyait que la doctrine de la justification par la foi mal comprise égarait les chrétiens, et en conséquence il prouva par de nombreux arguments que l’homme est justifié par la foi et par les œuvres. Il reconnaissait en effet qu’il ne convenait pas d’inculquer aux chrétiens de son temps cette doctrine de la justification par la foi et de l’enseigner à la manière de Paul, parce qu’elle conduit les hommes à se reposer mollement sur la miséricorde divine et à négliger presque entièrement les bonnes œuvres. Paul, lui, n’avait pensé qu’aux juifs : plaçant par erreur leur justification dans les œuvres de la loi, à eux communiquée par Moïse, et qui les mettait au-dessus des autres nations en leur ouvrant pour parvenir à la béatitude une voie réservée à eux seuls. Les Juifs rejetaient le salut par la foi, voie qui les ramenait au niveau des Gentils et les dépouillait de tous leurs privilèges. L’une et l’autre doctrine, celle de Paul comme celle de Jacques ayant, suivant le temps, la condition des personnes et les circonstances, une efficacité remarquable pour tourner l’âme humaine vers la piété, l’auteur pense que ce fut un trait de prudence apostolique d’enseigner tantôt l’une, tantôt l’autre. Et c’est là entre beaucoup d’autres la raison pour laquelle l’auteur pense qu’on s’écarte beaucoup de la vérité en voulant expliquer le texte sacré par la raison, faire de la raison l’interprète de l’Écriture ou interpréter un docteur sacré par un autre, puisqu’ils ont tous une égale autorité et que le langage dont ils ont usé, doit s’expliquer par la forme du discours et les particularités propres à chacun d’eux : il ne faut donc pas s’attacher, dans la recherche du vrai sens de l’Écriture, à la nature de la chose exposée, mais seulement au sens littéral.

Puis donc que le Christ et les autres docteurs chargés d’une mission divine ont pris les devants et montré, par leur exemple et par leurs préceptes, que seul l’amour de la vertu peut conduire l’homme à la félicité, le reste étant sans valeur, l’auteur veut conclure de là que le seul souci des magistrats doit être de faire régner la justice et l’honnêteté dans l’État, qu’il ne leur appartient pas du tout d’examiner quel culte et quelles doctrines s’accordent le mieux avec la vérité. Ils doivent seulement veiller à ce qu’on n’en admette pas qui forment obstacle à la vertu, de l’opinion même de ceux qui la professent. Les magistrats peuvent donc sans offenser la divinité, tolérer dans l’État des religions différentes. Pour en convaincre le lecteur il use encore de cet argument : les vertus pratiques, en tant qu’elles ont leur emploi dans la société et ont trait aux actes extérieurs, sont de telle sorte qu’il n’appartient à personne de les pratiquer en vertu de son jugement propre et par une décision prise de son plein gré ; le culte de ces vertus, leur pratique et leurs modalités dépendent de l’autorité et du pouvoir de commandement du magistrat, car, d’une part, les actes extérieurs de vertu diversifient leur nature suivant les circonstances, d’autre part, l’obligation pour les hommes d’accomplir de tels actes doit être appréciée suivant l’avantage ou le désavantage qui peut en résulter, si bien que ces actes volontaires accomplis intempestivement perdent leur caractère de vertu, tandis que ceux qui leur sont opposés doivent être mis au nombre des vertus. L’auteur pense qu’il y a des vertus d’autre sorte qui sont intérieures à l’âme et, comme telles, conservent toujours leur nature et ne dépendent pas de circonstances changeantes.

Il n’est jamais permis à personne d’être enclin à la cruauté et à la barbarie, de ne pas aimer son prochain et la vérité. Mais il peut venir des temps où, sans que l’âme soit libérée de ses obligations, sans que l’abandon de ces vertus devienne licite, l’on peut, dans les actes extérieurs en suspendre la pratique, ou même agir d’une façon qui, en apparence, leur soit contraire. Il peut arriver qu’un honnête homme cesse d’être tenu de dire ouvertement la vérité, d’y faire participer ses concitoyens par ses paroles et ses écrits et de la leur communiquer, si l’on croit que cette manifestation de la vérité produira plus de mal que de bien. Et bien que chacun soit tenu d’aimer tous les hommes et qu’il ne lui soit jamais permis de renoncer à ce sentiment, il arrive assez souvent que nous puissions, sans être en faute, nous montrer durs pour certaines gens, quand il est manifeste que la clémence à leur égard serait pour nous cause d’un grand mal. C’est ainsi que de l’aveu de tous il ne serait pas opportun en tout temps de proclamer toutes les vérités, qu’elles se rapportent à la religion ou à la vie civile. Et qui enseigne qu’il ne faut pas offrir de roses aux pourceaux quand on peut craindre qu’ils ne maltraitent ceux-là mêmes qui les leur offrent, ne croira pas non plus qu’il soit de l’office d’un honnête homme d’instruire la foule de certains articles de la religion, quand on craint que leur publication et leur diffusion parmi elle n’amène dans l’État ou dans l’Église des troubles plus nuisibles qu’utiles aux saints et à la cité.

Comme c’est un principe posé, entre autres, par les sociétés civiles auxquelles appartient le commandement et le pouvoir législatif, qu’il ne faut pas s’en remettre aux volontés individuelles du soin d’apprécier quelles choses sont utiles au corps social, mais que c’est aux gouvernants d’en juger, l’auteur en conclut que le magistrat a le droit de statuer sur la nature des croyances qui seront publiquement enseignées dans l’État, et que les sujets doivent s’abstenir d’enseigner et de professer extérieurement des croyances à l’égard desquelles le magistrat a prescrit le silence en public. Dieu, en effet, n’a pas voulu abandonner cela au jugement des particuliers, pas plus qu’il ne leur a permis d’agir contre l’opinion et les décrets des magistrats et des juges, de façon à rendre vaines les lois et à enlever aux magistrats leur raison d’être. L’auteur croit qu’en tout ce qui concerne le culte extérieur, un pacte est possible entre les hommes, et qu’on peut à cet égard s’en remettre au jugement du magistrat avec autant de sécurité que s’il s’agissait d’un tort fait à la cité, tort dont l’estimation et la répression par la force appartiennent de droit au magistrat. De même en effet qu’un particulier n’est pas tenu de plier son jugement à celui du magistrat quant au tort fait à la cité et peut avoir en pareil cas son opinion propre, mais doit cependant, le cas échéant, prêter son concours à l’exécution de la sentence rendue par le magistrat, de même, d’après notre auteur, il appartient aux particuliers de juger de la vérité ou de la fausseté comme aussi de la nécessité d’une croyance, et nul ne peut être contraint par les lois à avoir en religion la même façon de penser qu’un autre, mais, c’est cependant au magistrat de juger quelles croyances doivent être exposées publiquement, et les particuliers ont l’obligation de garder le silence sur leurs opinions religieuses quand elles sont en désaccord avec celles du magistrat, et de ne rien faire qui puisse affaiblir les lois établies par lui au sujet du culte.

Il peut arriver cependant que le magistrat, en désaccord avec beaucoup d’hommes pris dans la masse, sur des points de religion, veuille que certaines croyances étrangères à la pensée du vulgaire soient enseignées publiquement, et qu’il considère comme important à la gloire de Dieu qu’elles soient officiellement professées dans l’État. Il y a là pour l’auteur une difficulté pouvant, en raison du désaccord entre le magistrat et la masse, amener de grands maux. C’est pourquoi à ses thèses précédentes il en ajoute une autre destinée à tranquilliser magistrats et sujets et à protéger contre toute atteinte la liberté religieuse. Le magistrat n’a pas à craindre la colère de Dieu même quand il laisse célébrer dans l’État un culte qu’il désapprouve, pourvu que la religion ainsi tolérée ne soit pas contraire aux vertus pratiques et ne les détruise pas. Vous ne pouvez manquer de voir comment il fonde cette thèse après l’ample exposé que je vous ai donné plus haut de sa doctrine. Il juge en effet que Dieu est indifférent aux opinions religieuses auxquelles adhèrent les hommes et auxquelles ils restent attachés, qu’il n’en prend aucun souci non plus que des cérémonies du culte, ces choses devant être considérées comme étant de celles qui n’ont aucun rapport avec la vertu et le vice, encore que chacun ait l’obligation de s’arranger de façon à avoir la croyance et le culte pouvant le mieux faciliter son progrès vers la vertu.

Voilà, Monsieur, en résumé, la doctrine de ce traité théologico-politique : à mon sens elle renverse et supprime entièrement tout culte et toute religion, elle introduit un athéisme dissimulé ou encore forge un Dieu dont la puissance ne peut inspirer aux hommes aucune révérence, puisqu’il est lui-même soumis au fatum et qu’il n’y a plus rien qui ressemble à un gouvernement divin, à une providence divine et qu’enfin il n’y a plus à attendre ni peines ni récompenses. Du moins voit-on sans peine dans son livre que, par sa méthode et ses arguments, toute l’autorité de l’Écriture est ruinée, et qu’il n’en fait mention que pour la forme. De même il suit des thèses qu’il soutient que le Coran doit être mis au même rang que la Parole de Dieu, car il ne reste à l’auteur aucun moyen de prouver que Mahomet n’a pas été un vrai prophète, puisque les Turcs eux aussi honorent, en vertu des prescriptions de leur prophète, des vertus pratiques sur lesquelles aucun désaccord n’est possible entre les hommes. Et en second lieu, suivant la doctrine de l’auteur, il n’est pas rare que Dieu pour amener les nations qui n’ont point eu part aux lumières divines communiquées aux Juifs et aux chrétiens, leur fasse, dans la sphère de la raison et de l’obéissance, d’autres révélations.

Je pense donc ne m’être pas beaucoup trompé et n’avoir point fait tort à l’auteur, en le dénonçant comme enseignant subrepticement l’athéisme pur et simple par une voie détournée.

Utrecht, le 24 janvier 1671 (vieux style).


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