Lettre 75 - Spinoza à Oldenburg

  • 7 août 2005


Au très noble et très savant Henri Oldenburg,
B. de Spinoza.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Monsieur,

Je vois enfin quelle est cette thèse que vous me demandiez de ne pas divulguer, mais comme elle est le fondement principal de toutes les théories contenues dans le Traité que j’avais dessein de publier [1], je veux expliquer en quelle manière j’affirme la nécessité fatale de toutes choses et de toutes actions. Je ne soumets Dieu à aucun fatum, mais je conçois toutes choses comme suivant avec une nécessité inéluctable de la nature de Dieu, comme tous conçoivent qu’il suit de la nature de Dieu qu’il se connaît lui-même. Nul ne nie que ce soit là une conséquence nécessaire de la nature de Dieu et cependant nul ne croit que Dieu se connaît lui-même en vertu d’une contrainte qu’exercerait sur lui un fatum, mais avec une liberté entière bien que nécessairement.

D’autre part cette nécessité inévitable des choses ne supprime ni la loi divine ni les lois humaines. Les enseignements moraux, qu’ils reçoivent ou non de Dieu une forme juridique, sont toujours divins et salutaires, et le bien qu’engendre la vertu et l’amour de Dieu, qu’il nous vienne de Dieu conçu comme un juge, ou découle de la nécessité de la nature divine, n’en sera ni plus ni moins désirable, comme en revanche les maux qu’engendrent les actions et les passions mauvaises, ne sont pas moins à redouter parce qu’ils en découlent nécessairement et enfin, que nos actions soient nécessaires ou qu’il y ait en elles de la contingence, c’est toujours l’espérance et la crainte qui nous conduisent.

Les hommes ne sont, ajouterai-je, inexcusables devant Dieu que pour cette seule raison qu’ils sont en son pouvoir comme la terre est au pouvoir du potier qui, de la même matière, tire des vases dont les uns sont faits pour l’honneur, les autres pour le déshonneur. Si vous voulez accorder quelque attention à ces brefs énoncés, je ne doute pas que vous ne puissiez répondre à tous les arguments qu’on a coutume de m’opposer ; j’en ai fait l’expérience avec plus d’un.

J’ai tenu pour choses équivalentes les miracles et l’ignorance parce que ceux qui entreprennent de fonder l’existence de Dieu et de la religion sur les miracles, veulent démontrer l’obscur par le plus obscur et introduisent une façon nouvelle de raisonner : ce n’est plus la réduction à l’impossible, comme on dit, mais à l’ignorance. J’ai d’ailleurs, si je ne me trompe, suffisamment expliqué mon sentiment sur les miracles dans le Traité théologico-politique [2]. J’ajouterai seulement cette observation : le Christ n’est pas apparu ni au Sénat, ni à Pilate, ni à aucun infidèle, mais seulement aux saints ; si vous voulez bien y faire attention, si vous considérez que Dieu n’a ni droite ni gauche, et qu’il n’est point en un lieu, mais partout, par essence, que la nature est partout identique à elle-même, que Dieu ne se manifeste pas hors du monde dans l’espace imaginaire que l’on se forge, qu’enfin l’assemblage du corps humain est astreint par le seul poids de l’air à se mouvoir dans des limites déterminées, vous verrez sans peine que cette apparition du Christ ne diffère pas de l’apparition de Dieu à Abraham, quand ce dernier vit trois hommes et les invita à dîner. Mais, direz-vous, tous les Apôtres ont cru sans réserve que le Christ était ressuscité d’entre les morts et était réellement monté au ciel. Je ne le nie pas : Abraham aussi a cru que Dieu avait pris chez lui un repas et tous les Israélites ont cru que Dieu, s’enveloppant de feu, était descendu du ciel sur le mont Sinaï et leur avait parlé directement, alors que, dans tous ces cas et dans plusieurs autres, il ne s’agissait que d’apparitions ou de révélations adaptées à la compréhension et aux opinions des hommes et par où Dieu a voulu leur révéler sa pensée. Je conclus donc que la résurrection du Christ d’entre les morts fut en réalité toute spirituelle, et n’a été révélée qu’aux seuls fidèles par un moyen à leur portée ; j’entends par là que le Christ est entré en possession de l’éternité et qu’il s’est levé d’entre les morts (je prends ces mots au sens où le Christ les a pris quand il a dit : « laissez les morts enterrer les morts »), du fait même que, par sa vie et par sa mort, il a donné l’exemple d’une sainteté unique ; j’entends aussi qu’il tire ses disciples d’entre les morts pour autant qu’ils suivent son exemple. Il ne serait pas difficile d’expliquer par ce principe tous les enseignements de l’Évangile. Bien plus, le chapitre 15 de la première Épître aux Corinthiens ne souffre pas d’autre interprétation, et les raisonnements de Paul ne peuvent se comprendre qu’à la lumière de ce principe, tandis qu’ils paraissent sans force quand on en suit un autre, et sont alors aisément réfutés, et je pourrais ajouter que les chrétiens interprètent en un sens spirituel ce que les Juifs prennent au sens matériel. Je reconnais avec vous la faiblesse humaine. Mais à vos questions qu’il me soit permis de répondre en vous demandant si nous avons, nous humains chétifs, une connaissance de la nature telle que nous puissions déterminer jusqu’où s’étendent sa force et sa puissance et ce qui est au-dessus d’elles [3]. Nul ne peut sans arrogance porter de jugement à cet égard. Ce n’est donc pas un excès de présomption de vouloir, autant qu’on le peut, expliquer les miracles par des causes naturelles ; pour ceux que nous ne pouvons expliquer et dont on ne peut pas non plus démontrer l’absurdité, le meilleur parti sera de suspendre son jugement, et d’appuyer la religion, comme je l’ai dit, sur la seule sagesse de la doctrine enseignée. Vous croyez que les passages de l’Évangile de Jean et de l’Épître aux Hébreux que vous alléguez, sont en opposition avec le langage que je tiens moi-même, parce que vous mesurez à un mètre emprunté aux langages d’Europe des phrases tout orientales. Bien que Jean ait écrit son Évangile en grec, il hébraïse cependant. Quoi qu’il en soit, croyez-vous quand l’Écriture dit que Dieu s’est manifesté dans une nuée ou qu’il habitait le tabernacle et le temple, que Dieu lui-même ait pris en lui la nature d’une nuée, celle du tabernacle et celle du temple ? Ce que le Christ dit de plus grand de lui-même, c’est qu’il est le temple de Dieu, et cela parce que Dieu, comme je l’ai montré dans ce qui précède, s’est manifesté principalement dans le Christ. C’est ce que Jean a voulu dire en se servant d’expressions plus fortes : le Verbe s’est fait chair. Mais assez sur ce sujet.



[1L’Éthique. Cf Lettre 68 (note jld).

[2Traité théologico-politique, chap. 6 (note jld).

[3Cet argument a la même forme que celui qu’on trouve dans Éthique, III, prop. 2, scolie : « Personne, en effet, n’a déterminé encore ce dont le corps est capable ; en d’autres termes, personne n’a encore appris de l’expérience ce que le corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, par les seules lois de la nature corporelle et sans recevoir de l’âme aucune détermination. ». Voyez aussi la fin de la Lettre 76 - Spinoza à Albert Burgh. (note jld)

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