TTP - chap. XI - §§1-7 : La double qualité des Apôtres : prophètes quand ils prêchent de vive voix avec confirmation par des signes ; docteurs quand ils écrivent en s’appuyant sur la lumière naturelle.

  • 16 avril 2006


[1] Nul ne peut lire le Nouveau Testament sans se convaincre que les Apôtres furent des Prophètes. Mais les Prophètes ne parlaient pas toujours d’après une révélation, cela au contraire était fort rare, ainsi que nous l’avons montré, à la fin du chapitre I ; par suite nous pouvons nous demander si les Apôtres ont écrit leurs Épîtres en qualité de Prophètes, en vertu d’une révélation et d’un commandement exprès, comme Moïse, Jérémie et d’autres, ou en qualité d’hommes privés et de docteurs ; d’autant que dans la première Épître aux Corinthiens (chap. XIV, v. 6), Paul distingue deux sortes de prédication, l’une qui s’appuie sur une révélation, l’autre sur une connaissance ; on peut donc se demander, dis-je, si dans les Épîtres les Apôtres parlent en prophètes ou enseignent en docteurs. Que maintenant nous ayons égard au style des Épîtres, nous le trouverons entièrement différent de celui de la prophétie. Les Prophètes avaient accoutumé au plus haut point d’attester qu’ils avaient pour parler mandat de Dieu ; telle est la parole de Dieu, le Dieu des armées dit, Dieu commande, etc., et cela non seulement dans les discours qu’ils tenaient en public, mais dans les Épîtres qui contenaient des révélations, comme le montre l’épître d’Élie à Joram (voir livre II des Paralipomènes, chap. XXI, v. 12) qui commence aussi par ces mots : telle est la parole de Dieu. Nous ne lisons rien de semblable dans les Épîtres des Apôtres ; au contraire dans la première aux Corinthiens (chap. VII, v. 40), Paul parle suivant sa propre pensée. Et même dans beaucoup de passages on rencontre des façons de parler qui sont d’une âme incertaine et perplexe, ainsi (Épître aux Romains, chap. III, v. 28) : nous jugeons [1] donc et (chap. VIII, v. 18) pour moi en effet je juge, et plusieurs autres passages de même sorte. On trouve en outre des manières de dire très éloignées de l’autorité prophétique, ainsi : je dis cela d’ailleurs en qualité d’homme sans force non par mandat (voir première Épître aux Corinthiens, chap. VII, v. 6) : je donne mon conseil en homme qui par la grâce de Dieu est fidèle (voir ibid., chap. VII, v. 25) et de même beaucoup d’autres passages.

[2] Et il est à noter que lorsqu’il dit, dans le chapitre ci-dessus cité, qu’il a, ou au contraire qu’il n’a pas de commandement ou de mandat de Dieu, il n’entend pas un commandement ni un mandat à lui révélé par Dieu, mais seulement les enseignements du Christ donnés à ses disciples sur la montagne. Si d’autre part nous avons égard à la façon dont les Apôtres communiquent la doctrine évangélique, nous verrons qu’elle diffère grandement de celle des Prophètes. Les Apôtres usent partout du raisonnement, si bien qu’ils semblent non prophétiser, mais discuter ; au contraire les Prophéties ne contiennent que des dogmes et des décrets, parce que c’est Dieu lui-même qui parle : Dieu qui ne raisonne pas, mais décrète en vertu d’un pouvoir de commander absolu de sa nature. Et cela tient aussi à ce que l’autorité d’un Prophète ne s’accommode pas du raisonnement ; quiconque veut en effet confirmer par le raisonnement les dogmes auxquels il adhère, les soumet par cela même au jugement de chacun. C’est bien ce que semble faire Paul, précisément parce qu’il raisonne, dans la première Épître aux Corinthiens (chap. X, v.15), il dit : je parle à des hommes que je suppose doués de sens, jugez vous-même de ce que je dis. Enfin les Prophètes communiquaient, ainsi que nous l’avons dit au chapitre I, des choses révélées, non des choses qu’ils auraient perçues par la Lumière Naturelle, c’est-à-dire en raisonnant.

[3] Et bien que, dans les cinq livres [2], il semble y avoir aussi certaines choses établies par inférence, si l’on y prend garde on verra qu’il est impossible de prendre ces inférences pour des arguments péremptoires. Quand par exemple Moïse dit aux Israélites (Deutér., chap XXXI, v, 27) : si moi vivant vous avez été rebelles à la volonté de Dieu, bien plus le serez-vous après ma mort, il ne faut pas du tout entendre cette parole comme si Moïse voulait convaincre par le raisonnement les Israélites qu’après sa mort ils s’écarteraient nécessairement du vrai culte de Dieu ; l’argument serait faux comme on peut voir par l’Écriture même, puisque les Israélites ont continué de suivre la voie droite du vivant de Josué et des Anciens, et plus tard sous Samuel, David, Salomon, etc. La parole de Moïse est donc une sentence morale dans laquelle, parlant en orateur, il prédit la défection future du peuple avec une vivacité égale à celle de l’image qu’il en pouvait avoir. La raison qui m’empêche de dire que Moïse a parlé en son propre nom, pour faire paraître sa prédiction plus vraisemblable au peuple, et non en Prophète en vertu d’une révélation, c’est qu’au verset 21 de ce même chapitre on nous raconte que Dieu avait avec d’autres mots révélé à Moïse cette défection future. Point n’était besoin certes qu’il s’assurât par des raisonnements vraisemblables de la vérité de cette prédiction et du décret de Dieu, mais il était nécessaire, comme nous l’avons montré au chapitre I, qu’il en eût une représentation ou image vive et il ne pouvait mieux le faire qu’en se représentant au futur l’insoumission du peuple qu’il avait souvent éprouvée dans le présent. C’est de cette manière qu’il faut entendre tous les arguments de Moïse qui se trouvent dans les cinq livres : ce ne sont pas des preuves pour lesquelles il ait fait appel à la Raison, mais des manières de dire par lesquelles il exprimait avec plus d’efficacité et imaginait vivement les décrets de Dieu.

[4] Je ne veux cependant pas nier absolument que les Prophètes aient pu argumenter en partant d’une révélation ; j’affirme seulement que plus rigoureusement ils argumentent, plus la connaissance qu’ils ont de la chose révélée se rapproche de la naturelle ; et que l’on reconnaît surtout que les Prophètes ont une connaissance surnaturelle à ce qu’ils énoncent comme de purs dogmes des décrets ou des manières de voir. C’est pourquoi le plus grand des Prophètes, Moïse, n’a jamais fait un raisonnement véritable. J’accorde au contraire que les longues déductions de Paul et ses argumentations, comme il s’en trouve, dans l’Épître aux Romains, n’ont pas du tout été écrites en vertu d’une révélation surnaturelle. Ainsi, tant les façons de dire que la manière d’enseigner des Apôtres, dans les Épîtres, indiquent très clairement que ces écrits n’ont pas pour origine une révélation et un mandat divin, mais seulement le jugement propre et naturel de leurs auteurs et ne contiennent rien qu’admonition fraternelle avec un mélange d’urbanité (rien de plus contraire à la manière dont s’exprime l’autorité du Prophète) comme dans cette excuse que présente Paul (Épître aux Romains, chap. XV, v. 15) : je vous ai parlé, mes frères, avec une audace un peu excessive. Nous pouvons tirer la même conclusion de ce que nous ne lisons nulle part que les Apôtres aient reçu l’ordre d’écrire, mais seulement celui de prêcher partout où ils iraient et de confirmer leurs paroles par des signes. Leur présence en effet et les signes étaient absolument requis pour convertir les hommes à la Religion et les y confirmer, comme l’indique expressément Paul lui-même dans l’Épître aux Romains (chap. I, v. 11) : car je désire fort, dit-il, vous voir pour vous faire participer au don de l’Esprit afin que vous soyez confirmés.

[5] On pourrait nous objecter cependant que nous aurions pu conclure de la même manière, que la prédication des Apôtres n’a pas non plus le caractère d’une Prophétie ; quand ils allaient pour prêcher çà et là, ils ne le faisaient pas non plus en vertu d’un mandat exprès comme autrefois les Prophètes. Nous lisons dans l’Ancien Testament que Jonas alla à Ninive pour prêcher et en même temps qu’il y fut expressément envoyé et que ce qu’il devait prêcher, lui fut révélé. De même pour Moïse on nous raconte longuement qu’il partit pour l’Égypte en qualité d’envoyé de Dieu et en même temps ce qu’il était tenu de dire aux Israélites et au Roi Pharaon et par quels signes il devait les faire croire. Isaïe, Jérémie, Ezéchiel reçurent l’ordre exprès de prêcher aux Israélites. Enfin les Prophètes ne prêchèrent rien que, suivant le témoignage de l’Écriture, ils n’eussent reçu de Dieu. Pour les Apôtres, quand ils allaient çà et là pour prêcher, nous ne voyons rien de semblable dans le Nouveau Testament, ou du moins ne le voyons que très rarement. Nous trouvons au contraire certains pas sages indiquant expressément qu’ils ont choisi d’eux-mêmes et volontairement les lieux où ils prêchaient ; ainsi cette discussion, qui alla jusqu’à un conflit, entre Paul et Barnabé (voir Actes, chap. XV, vs. 37, 38, etc. ). Et aussi qu’ils tentèrent souvent en vain d’aller quelque part, comme l’atteste le même Paul (Épître aux Romains, chap. I, v. 13) : à plusieurs reprises j’ai voulu venir vers vous et j’en ai été empêché et au chapitre XV, verset 22 : pour cette raison j’ai été à plusieurs reprises empêché d’aller vers vous, et au chapitre dernier de la première aux Corinthiens, verset 12 : quant à Apollos, mon frère, je lui ai souvent demandé de partir avec nos frères pour aller vers vous, mais il n’avait aucunement la volonté d’aller vers vous ; quand il en aura l’occasion, etc. De ce langage et de la discussion qui s’est élevée entre les Apôtres, comme aussi de l’absence de textes attestant. quand ils allaient prêcher quelque part, qu’ils le faisaient, comme les anciens Prophètes, en vertu d’un mandat de Dieu, la conclusion à tirer semblait donc être que les Apôtres ont prêché en qualité de Docteurs et non de Prophètes. Toutefois la solution de la question est aisée pourvu qu’on ait égard à la vocation différente des Apôtres et des Prophètes de l’Ancien Testament. Ces derniers en effet n’ont pas été appelés à prêcher et à prophétiser pour toutes les nations, mais seulement pour certaines nations particulières ; c’est pourquoi un mandat exprès et singulier était requis pour chacun. Au contraire les Apôtres ont été appelés à prêcher à tous absolument et à convertir tous les hommes à la Religion. Partout où ils allaient, ils exécutaient le mandat du Christ ; et point n’était besoin, avant qu’ils se missent en route, que la matière de la prédication leur fût révélée, à eux les disciples du Christ, à qui le maître avait dit : quand vous aurez été livrés, soyez sans inquiétude sur ce que vous direz ou comment vous le direz : à cette heure même il vous sera donné ce que vous direz, etc. (voir Matthieu, chap. X, vs. 19, 20).

[6] Nous concluons donc que les Apôtres ont su par révélation singulière cela seulement qu’ils ont prêché de vive voix et en même temps confirmé par des signes (voir ce que nous avons montré au chapitre II). Ce qu’ils ont simplement enseigné, sans l’attester par des signes, par écrit ou de vive voix, ils l’ont dit ou écrit parce qu’ils en avaient la connaissance (je dis la connaissance naturelle) ; sur ce point voir première Épître aux Corinthiens (chap. XIV, v. 6). Il n’y a pas lieu de s’arrêter à ce que toutes les Épîtres commencent par une mention que fait l’Apôtre de sa qualité d’Apôtre ; car non seulement la capacité de prophétiser, mais aussi, comme je le montrerai, l’autorité requise pour enseigner avait été accordée aux Apôtres. En ce sens nous voulons bien qu’ils aient écrit leurs Épîtres en qualité d’Apôtres et que chacun d’eux, pour le même motif, ait fait mention au début de sa qualité d’Apôtre ; et peut-être afin de gagner plus aisément l’âme du lecteur et l’inviter à l’attention, ils ont voulu avant tout attester qu’ils étaient ces hommes connus de tous les fidèles par leur prédication et qui avaient déjà montré par de clairs témoignages qu’ils enseignaient la vraie Religion et la voie du salut. Tout ce, en effet, que je vois qu’ils ont dit dans une Épître sur la vocation des Apôtres ou sur l’Esprit-Saint et divin qui était en eux, se rapportait, à ma connaissance, à leur prédication, exception faite pour les passages où Esprit de Dieu et Esprit Saint se dit pour pensée bonne, droite et inspirée de Dieu, etc., (nous avons expliqué cela dans le chapitre I). Paul dit par exemple dans la première aux Corinthiens (chap. VII, v. 40) : bienheureuse elle est si elle demeure ainsi à mon sens, or je crois en vérité que l’Esprit de Dieu est en moi. Dans ce passage, par Esprit de Dieu, il entend sa propre pensée, comme l’indique le contexte ; que veut-il dire en effet : la veuve qui ne veut pas se remarier, je la juge bienheureuse à mon sens, moi qui ai décidé de vivre dans le célibat et me crois bienheureux. On trouve d’autres passages du même genre que je juge superflu de citer.

[7] Puis donc qu’il faut admettre que les Épîtres des Apôtres sont inspirées de la seule Lumière naturelle, il y a lieu de voir comment les Apôtres ont pu, par la seule connaissance naturelle, enseigner ce qui n’est pas de son ordre. En tenant compte cependant de la doctrine exposée au chapitre VII de ce Traité sur l’interprétation de l’Écriture, toute difficulté disparaît. Bien que le contenu de la Bible passe le plus souvent notre compréhension, nous pouvons en effet chercher à l’éclaircir avec sécurité pourvu que nous n’admettions pas d’autres principes que ceux qui se tirent de l’Écriture même ; de la même manière les Apôtres pouvaient, de ce qu’ils avaient vu, entendu et connu par révélation, tirer de nombreuses conclusions et les enseigner aux hommes s’il leur plaisait. De plus, bien que la Religion telle qu’elle était prêchée par les Apôtres, c’est-à-dire en faisant simplement connaître le Christ par un récit, ne soit pas de l’ordre de la Raison, il est au pouvoir de chacun d’en atteindre par la Lumière naturelle le fond essentiel qui consiste principalement, comme toute la doctrine du Christ [3], en enseignements moraux. Les Apôtres enfin n’avaient pas besoin d’une Lumière surnaturelle pour adapter à la compréhension commune des hommes, et rendre ainsi plus facilement acceptable pour toute âme, la religion dont ils avaient préalablement établi la vérité par des signes ; ils n’en avaient pas besoin non plus pour donner aux hommes des admonitions religieuses ; or c’est le but visé dans les Épîtres, je veux dire qu’elles se proposent d’enseigner et d’avertir les hommes par le moyen que chacun des Apôtres a jugé le plus propre à les confirmer dans la Religion. Il faut noter ici ce que nous avons dit un peu plus haut : que les Apôtres n’avaient pas seulement acquis la capacité de prêcher l’histoire du Christ en qualité de Prophètes, c’est-à-dire en la confirmant par des signes, mais aussi l’autorité requise pour enseigner et avertir par la voie que chacun jugerait la meilleure. Paul indique clairement l’un et l’autre dons dans la deuxième Épître à Timothée (chap. I, v. 11) : pour lesquels j’ai été constitué héraut, et Apôtre et docteur des nations. Et dans la première à Timothée (chap. II, v. 7) : de quoi j’ai été constitué héraut et Apôtre (je dis la vérité par le Christ, je ne mens pas) docteur des nations en la foi et - remarquez bien ceci - en la vérité. Par ces mots, je le dis, il revendique clairement l’une et l’autre qualité, celle d’Apôtre et celle de Docteur. Pour l’autorité permettant de donner à tous toutes admonitions, il en parle en ces termes dans l’Épître à Philémon (v. 8) : bien que j’aie une grande liberté en Jésus-Christ de te prescrire ce qui convient, toutefois, etc. A noter dans ce passage que si Paul avait reçu de Dieu en qualité de Prophète, ce qu’il fallait prescrire à Philémon, et que s’il avait dû prescrire en tant que Prophète, il ne lui eût pas été loisible de changer en prières les prescriptions de Dieu. Il faut donc entendre nécessairement qu’il parle de la liberté d’adresser des admonitions qu’il avait, en qualité de Docteur et non du Prophète.



[1Voir note XXVI .

[2Les cinq livres : autrement dit le Pentateuque (note jld).

[3Voir note XXVII .

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