Traité politique, V, §02

  • 20 février 2005


L’on connaît facilement quelle est la condition d’un État quelconque en considérant la fin en vue de laquelle un état civil se fonde ; cette fin n’est autre que la paix et la sécurité de la vie. Par suite le gouvernement le meilleur est celui sous lequel les hommes passent leur vie dans la concorde et celui dont les lois sont observées sans violation. Il est certain en effet que les séditions, les guerres et le mépris ou la violation des lois sont imputables non tant à la malice des sujets qu’à un vice du régime institué. Les hommes en effet ne naissent pas citoyens mais le deviennent. Les actions naturelles [1] qui se rencontrent sont en outre les mêmes en tout pays ; si donc une malice plus grande règne dans une Cité et s’il s’y commet des péchés en plus grand nombre que dans d’autres, cela provient de ce qu’elle n’a pas assez pourvu à la concorde, que ses institutions ne sont pas assez prudentes et qu’elle n’a pas en conséquence établi absolument un droit civil. Un état civil en effet qui n’a pas supprimé les causes de séditions et où la guerre est constamment à craindre, où les lois sont fréquemment violées, ne diffère pas beaucoup de l’état de nature où chacun, au plus grand péril de sa vie, agit selon sa complexion propre.


Traduction Saisset :

La condition d’un État se détermine aisément par son rapport avec la fin générale de l’État qui est la paix et la sécurité de la vie. Par conséquent, le meilleur État, c’est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde et où leurs droits ne reçoivent aucune atteinte. Aussi bien c’est un point certain que les séditions, les guerres, le mépris ou la violation des lois doivent être imputés moins à la méchanceté des sujets qu’à la mauvaise organisation du gouvernement. Les hommes ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale, ils le deviennent. Remarquez d’ailleurs que les passions naturelles des hommes sont les mêmes partout. Si donc le mal a plus d’empire dans tel État, s’il s’y commet plus d’actions coupables que dans un autre, cela tient très-certainement à ce que cet État n’a pas suffisamment pourvu à la concorde, à ce qu’il n’a pas institué des lois sages, et par suite à ce qu’il n’est pas entré en pleine possession du droit absolu de l’État. En effet, la condition d’une société où les causes de sédition n’ont pas été supprimées, où la guerre est continuellement à craindre, où enfin les lois sont fréquemment violées, une telle condition diffère peu de la condition naturelle où chacun mène une vie conforme à sa fantaisie et toujours grandement menacée.


Qualis autem optimus cuiuscumque imperii sit status, facile ex fine status civilis cognoscitur, qui scilicet nullus alius est, quam pax vitaeque securitas. Ac proinde illud imperium optimum est, ubi homines concorditer vitam transigunt et cuius iura inviolata servantur. Nam certum est, quod seditiones, bella, legumque contemptio sive violatio non tam subditorum malitiae, quam pravo imperii statui imputanda sunt. Homines enim civiles non nascuntur, sed fiunt. Hominum praeterea naturales affectus ubique iidem sunt. Si itaque in una civitate malitia magis regnat, pluraque peccata committuntur, quam in alia, certum est, id ex eo oriri, quod talis civitas non satis concordiae providerit, nec iura satis prudenter instituerit, et consequenter neque ius civitatis absolutum obtinuerit. Status enim civilis, qui seditionum causas non abstulit, et ubi bellum continuo timendum, et ubi denique leges frequenter violantur, non multum ab ipso naturali statu differt, ubi unusquisque ex suo ingenio magno vitae periculo vivit.


[1Les actions naturelles. Ramond : « les affections naturelles des hommes sont partout les mêmes », Bove : « les passions naturelles des hommes sont les mêmes partout », Zac : « les affections naturelles des hommes sont les mêmes en tout lieu », Francès : « les sentiments humains naturels sont toujours les mêmes ». Nous proposons : « les affects naturels des hommes sont partout les mêmes ».

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