Traité politique, VIII, §31

  • 13 mai 2005


La rémunération des sénateurs doit être telle qu’ils aient avantage à la paix plutôt qu’à la guerre, c’est pourquoi la centième ou la cinquantième partie des marchandises exportées au-dehors leur sera dévolue. Il n’est pas douteux que, dans ces conditions, ils ne maintiennent la paix autant qu’ils le pourront et ne cherchent jamais à faire éclater la guerre. Ceux même des sénateurs qui s’adonneront au négoce ne devront pas être exempts, de ce tribut car, s’ils en étaient affranchis, ce serait une grande perte pour le commerce, personne, je crois, ne peut l’ignorer. Il faut de plus poser en règle qu’un sénateur ou un ex-sénateur ne pourra exercer aucune fonction dans l’armée et en outre que nul ne pourra être nommé au commandement d’une armée (ce qui n’a lieu qu’en temps de guerre comme nous l’avons dit au §9 de ce chapitre) s’il est fils ou petit-fils de sénateur en exercice ou d’un patricien ayant été investi, depuis moins de deux ans écoulés, de la dignité sénatoriale. Il n’y a pas à douter que les patriciens non sénateurs ne défendent ces lois de toute leur énergie et, de la sorte, les sénateurs auront toujours une rétribution plus élevée en temps de paix qu’en temps de guerre, et ne seront d’avis de faire la guerre qu’en cas d’absolue nécessité pour l’État. On peut nous objecter que de cette façon, si les syndics et les sénateurs reçoivent de fortes rétributions, l’État aristocratique ne sera pas moins onéreux pour les sujets qu’une monarchie quelconque. Mais outre que la cour du roi est une cause de dépenses plus grandes qui ne servent pas à la préservation de la paix, et que la paix ne peut être payée trop cher, il faut observer que, dans une monarchie, tout cet argent va à un seul ou à un très petit nombre, tandis que dans un État aristocratique il est destiné à un grand nombre de personnes. De plus le roi et ses serviteurs ne supportent pas comme les sujets les charges de l’État, tandis qu’ici c’est le contraire, car les patriciens, toujours choisis parmi les plus riches, contribuent pour la grande part aux dépenses publiques. Enfin les charges financières dans une monarchie proviennent moins des dépenses avouées du roi que de celles qui sont cachées. Les charges de l’État qui sont imposées aux citoyens pour sauvegarder la paix et la liberté, même grandes, n’excèdent pas la force des citoyens et on les supporte dans l’intérêt de la paix. Quelle nation a jamais eu à payer autant d’impôts et d’aussi lourds que la hollandaise ? Et cependant elle n’a pas été épuisée, au contraire elle possède des richesses qui font qu’on envie sa fortune. Si donc les charges de l’État monarchique étaient imposées pour la paix, les citoyens n’en seraient pas écrasés ; mais comme je l’ai dit, il y a dans un État de cette sorte des causes cachées de dépenses qui font que les sujets sont accablés. La valeur d’un roi se montre surtout à la guerre et ceux qui veulent régner seuls, doivent veiller avec le plus grand soin à ce que leurs sujets restent pauvres pour ne rien dire des observations faites par un Hollandais très avisé (Van Hove) [1], parce qu’elles ne se rapportent pas à mon dessein, qui est de décrire seulement la forme la meilleure que peut prendre un régime quelconque.


Traduction Saisset :

Les émoluments des membres du Sénat devront être réglés de telle sorte qu’ils aient plus d’intérêt à la paix qu’à la guerre. On leur accordera donc un centième ou un cinquantième sur toutes les marchandises exportées à l’étranger ou importées dans l’empire. De cette façon, il n’est pas douteux qu’ils ne soient partisans de la paix et ne traînent jamais la guerre en longueur. Du reste, les sénateurs eux-mêmes, s’il y en a qui soient commerçants, ne seront pas exemptés de cet impôt ; car une telle immunité serait, comme tout le monde le reconnaîtra, fort préjudiciable au commerce.

De plus, tout sénateur et tout patricien ayant rempli les fonctions sénatoriales sera exclu des emplois militaires, et même il ne sera pas permis de choisir un général ou un préteur (lesquels, d’ailleurs, comme nous l’avons dit à l’article 9 du présent chapitre, ne peuvent être élus qu’en temps de guerre) parmi ceux dont le père ou l’aïeul est sénateur ou a rempli les fonctions sénatoriales depuis moins de deux ans écoulés. Et il n’y a pas à douter que les patriciens qui sont en dehors du Sénat ne défendent ces lois avec énergie ; d’où il suit que les sénateurs auront toujours plus d’intérêt à la paix qu’à la guerre et par conséquent ne conseilleront la guerre que dans le cas d’une suprême nécessité.

Mais, nous objectera-t-on, si vous accordez aux syndics et aux sénateurs de si gros émoluments, vous allez rendre le gouvernement aristocratique plus onéreux aux sujets qu’aucune monarchie. Je réponds que notre gouvernement est du moins affranchi des dépenses qu’entraîne dans les monarchie l’existence d’une cour, dépenses qui ne sont nullement faites en vue de la paix ; de plus, je dis que la paix ne peut jamais être achetée trop cher ; outre cela enfin, ajoutez que tous les avantages conférés par le gouvernement monarchique à un seul individu ou à un petit nombre sont ici le partage d’un grand nombre de citoyens. Considérez encore que les rois et leurs ministres ne supportent pas en commun avec les sujets les charges de l’empire, ce qui arrive au contraire dans notre gouvernement ; car les patriciens, qui sont toujours choisis parmi les plus riches, supportent la plus forte partie des charges de l’État. Enfin, les charges de la monarchie ne dérivent pas tant de ses dépenses publiques que de ses dépenses secrètes, au lieu que les charges de l’État imposées aux citoyens pour protéger la paix et la liberté, si grandes qu’elles soient, on les supporte avec patience en vue de ces grands objets. Quelle nation paya jamais autant de lourds impôts que la nation hollandaise ? et non-seulement elle n’en fut pas épuisée, mais ses ressources restèrent si grandes qu’elle devint pour les autres nations un objet d’envie. Je dis donc que si les charges de la monarchie étaient imposées pour le bien de la paix, les citoyens ne s’en trouveraient pas écrasés ; mais ce sont les dépenses secrètes qui font que les sujets succombent sous le fardeau. Ajoutez que les rois ont plus d’occasions de déployer dans la guerre que dans la paix la vertu qui leur est propre, et aussi que ceux qui veulent commander seuls font naturellement tout ce qu’ils peuvent pour avoir des sujets pauvres, sans parler de plusieurs autres inconvénients qu’a signalés autrefois le très-sage Belge V. H. et qui n’ont point de rapport à mon sujet, qui est seulement de décrire le meilleur état possible de chaque espèce de gouvernement.


Senatorum emolumenta talia esse debent, ut iis maior utilitas ex pace, quam ex bello sit ; atque adeo ex mercibus, quae ex imperio in alias regiones, vel quae ex aliis regionibus in imperium portantur, una centesima aut quinquagesima pars ipsis decernatur. Nam dubitare non possumus, quin hac ratione pacem, quantum poterunt, tuebuntur, et bellum nunquam protrahere studebunt. Nec ab hoc vectigali solvendo ipsi senatores, si eorum aliqui mercatores fuerint, immunes esse debent ; nam talis immunitas non sine magna commercii iactura concedi potest, quod neminem ignorare credo. Porro contra statuendum lege est, ut senator, vel qui senatoris officio functus est, nullo militiae munere fungi possit ; et praeterea ut nullum ducem vel praetorem, quos tempore belli tantummodo exercitui praebendos diximus art. 9. huius cap., renunciare liceat ex iis, quorum pater vel avus senator est vel senatoriam dignitatem intra biennium habuit. Nec dubitare possumus, quin patricii, qui extra senatum sunt, haec iura summa vi defendant ; atque adeo fiet, ut senatoribus maius semper emolumentum ex pace quam ex bello sit, qui propterea bellum nunquam nisi summa imperii necessitate cogente suadebunt. At obiici nobis potest, quod hac ratione, si scilicet syndicis et senatoribus adeo magna emolumenta decernenda sunt, imperium Aristocraticum non minus onerosum subditis erit, quam quodcumque monarchicum. Sed praeterquam quod regiae aulae maiores sumptus requirunt, quae tamen ad pacem tutandam non praebentur, et quod pax nunquam nimis caro pretio emi possit ; accedit primo, quod id omne, quod in monarchico imperio in unum aut paucos, in hoc in plurimos confertur. Deinde reges eorumque ministri onera imperii cum subditis non ferunt, quod in hoc contra accidit ; nam patricii, qui semper ex ditioribus eliguntur, maximam partem reipublicae conferunt. Denique imperii monarchici onera non tam ex regiis sumptibus, quam ex eiusdem arcanis oriuntur. Onera enim imperii, quae pacis et libertatis tutandae causa civibus imponuntur, quamvis magna sint, sustinentur tamen et pacis utilitate feruntur. Quae gens unquam tot, tamque gravia vectigalia pendere debuit, ut Hollandica ? Atque haec non tantum non exhausta, quin contra opibus adeo potens fuit, ut eius fortunam omnes inviderent. Si itaque imperii monarchici onera pacis causa imponerentur, cives non premerent ; sed, uti dixi, ex huiusmodi imperii arcanis fit, ut subditi oneri succumbant. Nempe quia regum virtus magis in bello, quam in pace valet, et quod ii, qui soli regnare volunt, summopere conari debent, ut subditos inopes habeant ; ut iam alia taceam, quae prudentissimus Belga V. H. olim notavit, quia ad meum institutum, quod solummodo est imperii cuiuscumque optimum statum describere, non spectant.


[1Précision de Charles Appuhn, le texte donnant seulement l’allusion : « V. H. ». Il s’agit de Piet Von Hove, en français Pierre De la Court, auteur de La Balance politique ( Politycke Weegschaal), ouvrage qui se trouvait dans la bibliothèque de Spinoza.

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