Traité politique, I, §5

  • 9 septembre 2004


C’est une chose certaine en effet, et dans notre Éthique nous l’avons démontré, les hommes sont nécessairement soumis à des affections [1], sont faits de telle sorte qu’ils éprouvent de la pitié pour ceux qui ont du malheur, de l’envie pour ceux qui ont du bonheur [2] ; qu’ils sont plus portés à la vengeance qu’à la pitié [3] ; de plus chacun désire que les autres vivent conformément à sa propre complexion, approuvent ce que lui-même approuve, et rejettent ce que lui-même rejette [4]. D’où résulte, tous voulant pareillement être les premiers, que des conflits éclatent entre eux, qu’ils s’efforcent de s’écraser les uns les autres, et que le vainqueur se glorifie plus d’avoir triomphé de son rival que de s’être procuré à lui-même quelque bien [5]. Et sans doute tous sont persuadés que suivant les enseignements de la religion, au contraire, chacun doit aimer son prochain comme soi-même, c’est-à-dire défendre comme le sien propre le droit d’autrui ; mais nous avons montré que cette persuasion a peu de pouvoir sur les affections. Elle triomphe à la vérité quand on est à l’article de la mort, c’est-à-dire quand la maladie a vaincu les passions et que l’homme gît inerte, ou encore dans les temples où les hommes n’ont pas à défendre leurs intérêts ; mais elle est sans efficacité devant les tribunaux ou à la Cour, où il serait le plus nécessaire qu’elle en eût. Nous avons montré en outre que la raison peut bien contenir et gouverner les affections, mais nous avons vu en même temps que la voie qu’enseigne la raison est très difficile [6] ; ceux qui par suite se persuadent qu’il est possible d’amener la multitude ou les hommes occupés des affaires publiques à vivre selon les préceptes de la raison, rêvent de l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire se complaisent dans la fiction.


Traduction Emile Saisset :

Il est en effet certain (et nous l’avons reconnu pour vrai dans notre Éthique) que les hommes sont nécessairement sujets aux passions, et que leur nature est ainsi faite qu’ils doivent éprouver de la pitié pour les malheureux et de l’envie pour les heureux, incliner vers la vengeance plus que vers la miséricorde ; enfin chacun ne peut s’empêcher de désirer que ses semblables vivent à sa guise, approuvent ce qui lui agrée et repoussent ce qui lui déplaît. D’où il arrive que tous désirant être les premiers, une lutte s’engage, on cherche à s’opprimer réciproquement, et le vainqueur est plus glorieux du tort fait à autrui que de l’avantage recueilli pour soi. Et quoique tous soient persuadés que la religion nous enseigne au contraire à aimer son prochain comme soi-même, par conséquent à défendre le bien d’autrui comme le sien propre, j’ai fait voir que cette persuasion a peu d’empire sur les passions. Elle reprend, il est vrai, son influence à l’article de la mort, alors que la maladie a dompté jusqu’aux passions mêmes et que l’homme gît languissant, ou encore dans les temples, parce qu’on n’y pense plus au commerce et au gain ; mais au forum et à la cour, où cette influence serait surtout nécessaire, elle ne se fait plus sentir. J’ai également montré que, si la raison peut beaucoup pour réprimer et modérer les passions, la voie qu’elle montre à l’homme est des plus ardues, en sorte que, s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères.


Est enim hoc certum et in nostra ethica verum esse demonstravimus, homines necessario affectibus esse obnoxios et ita constitutos esse, ut eorum, quibus male est, misereantur, et quibus bene est, invideant, et ut ad vindictam magis, quam ad misericordiam sint proni, et praeterea unumquemque appetere, ut reliqui ex ipsius ingenio vivant, et ut probent, quod ipse probat, et quod ipse repudiat, repudient. Unde fit, ut cum omnes pariter appetant primi esse, in contentiones veniant et, quantum possunt, nitantur se invicem opprimere, et qui victor evadit magis glorietur, quod alteri obfuit, quam quod sibi profuit. Et quamvis omnes persuasi sint, religionem contra docere, ut unusquisque proximum tamquam se ipsum amet, hoc est, ut us alterius perinde ac suum defendat, hanc tamen persuasionem in affectus parum posse ostendimus. Valet quidem in articulo mortis, quando scilicet morbus ipsos affectus vicit et homo segnis iacet, vel in templis, ubi homines nullum exercent commercium ; at minime in foro vel in aula, ubi maxime necesse esset. Ostendimus praeterea, rationem multum quidem posse affectus coërcere et moderari ; sed simul vidimus viam, quam ipsa ratio docet, perarduam esse ; ita ut, qui sibi persuadent posse multitudinem vel qui publicis negotiis distrahuntur, induci, ut ex solo rationis praescripto vivant, saeculum poëtarum aureum seu fabulam somnient.

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