TTP - chap.IV - §§1-7 : Définitions.

  • 16 février 2006


1. §1 : la loi.

[1] Le mot de loi pris absolument s’applique toutes les fois que les individus pris un à un, qu’il s’agisse de la totalité des êtres ou de quelques-uns de même espèce se conforment à une seule et même règle d’action bien déterminée ; une loi dépend d’ailleurs tantôt d’une nécessité de nature, tantôt d’une décision des hommes. Une loi dépend d’une nécessité de nature quand elle suit nécessairement de la nature même ou de la définition d’un objet ; elle dépend d’une décision prise par les hommes, et alors elle s’appelle plus justement une règle de droit quand, pour rendre la vie plus sûre et plus commode, ou pour d’autres causes, des hommes se la prescrivent et la prescrivent à d’autres. Que, par exemple, tous les corps, quand ils viennent à en rencontrer d’autres plus petits, perdent de leur mouvement autant qu’ils en communiquent, c’est une loi universelle de tous les corps, qui suit d’une nécessité de nature. De même encore qu’un homme, quand il se rappelle une chose, s’en rappelle aussitôt une autre semblable, ou qu’il avait perçue en même temps que la première, c’est une loi qui suit nécessairement de la nature humaine. Au contraire, que les hommes abandonnent ou soient contraints d’abandonner quelque chose du droit qu’ils ont de nature et s’astreignent à une certaine règle de vie, cela dépend d’une décision humaine. Et tout en accordant sans restriction que toutes choses sont déterminées en vertu des lois universelles de la Nature à exister et à agir d’une certaine manière bien déterminée, je maintiens que des lois de cette sorte dépendent d’une décision prise par les hommes : 1° parce que l’homme, dans la mesure ou il est une partie de la Nature, constitue une partie de sa puissance ; ce donc qui suit d’une nécessité de la nature humaine, c’est-à-dire de la Nature même en tant que nous la concevons comme définie par la nature humaine, bien que nécessaire, tire son origine de la puissance de l’homme ; on peut très bien dire, pour cette raison, que l’établissement de ces lois dépend d’une décision prise par les hommes ; puisqu’il dépend en premier lieu de la puissance de l’âme humaine et que cette âme, en tant qu’on la considère comme capable de vérité et d’erreur dans ses perceptions, peut être conçue très clairement sans ces lois, bien qu’elle ne puisse l’être sans une loi nécessaire au sens que nous venons de définir. 2° J’ai dit que ces lois dépendent d’une décision prise par les hommes parce que nous devons définir et expliquer les choses par leurs causes prochaines et que des considérations tout à fait générales sur le destin et l’enchaînement des causes ne nous sont d’aucun usage quand il s’agit de former et d’ordonner nos pensées relatives aux choses particulières. Ajoutons que nous ignorons entièrement la coordination même et l’enchaînement des choses, c’est-à-dire que nous ignorons comment les choses sont ordonnées et enchaînées dans la réalité et qu’ainsi, pour l’usage de la vie, il est préférable et même nécessaire de les considérer comme des possibles. Voilà pour ce qui est de la loi considérée absolument.

2. §§2-3 : la loi humaine.

[2] C’est toutefois par métaphore que le mot de loi se voit appliqué aux choses naturelles, et communément l’on n’entend pas par loi autre chose qu’un commandement, que les hommes peuvent également exécuter ou négliger, attendu qu’il astreint la puissance de l’homme dans des limites déterminées au delà desquelles cette puissance s’étend, et ne commande rien qui dépasse ses forces ; il semble donc que l’on doive définir la loi plus particulièrement comme une règle de vie que l’homme s’impose à lui-même ou impose à d’autres pour une fin quelconque. Toutefois, comme la vraie fin des lois n’apparaît d’ordinaire qu’à un petit nombre et que la plupart des hommes sont à peu près incapables de la percevoir, leur vie n’étant d’ailleurs rien moins que conforme à la Raison, les législateurs ont sagement institué une autre fin bien différente de celle qui suit nécessairement de la nature des lois ; ils promettent aux défenseurs des lois ce que le vulgaire aime le plus, tandis qu’ils menacent leurs violateurs de ce qu’il redoute le plus. Ils se sont ainsi efforcés de contenir le vulgaire dans la mesure où il est possible de le faire, comme on contient un cheval à l’aide d’un frein. De là cette conséquence qu’on a surtout tenu pour loi une règle de vie prescrite aux hommes par le commandement d’autres hommes, si bien que, suivant le langage courant, ceux qui obéissent aux lois, vivent sous l’empire de la loi et qu’ils semblent être asservis. Il est très vrai que celui qui rend à chacun le sien par crainte du gibet, agit par le commandement d’autrui et est contraint par le mal qu’il redoute ; on ne peut dire qu’il soit juste ; mais celui qui rend à chacun le sien parce qu’il connaît la vraie raison des lois et leur nécessité, agit en constant accord avec lui-même et par son propre décret, non par le décret d’autrui ; il mérite donc d’être appelé juste. C’est là, je pense, ce qu’a voulu enseigner Paul quand il a dit que ceux qui vivaient sous l’empire de la loi ne pouvaient être justifiés par la loi : la justice en effet telle qu’on la définit communément est une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun le sien. Dans le même sens, Salomon (Proverbes, chap. XXI, v. 15) dit que le Juste a de la joie quand vient le jugement et que les injustes tremblent.

[3] Puis donc que la Loi n’est rien d’autre qu’une règle de vie que les hommes se prescrivent à eux-mêmes ou prescrivent à d’autres en vue de quelque fin, il paraît y avoir lieu de distinguer la Loi en humaine et divine. Par loi humaine j’entends une règle de vie servant seulement à la sécurité de la vie et de l’État ; par loi divine une règle ayant pour objet seulement le souverain bien, c’est-à-dire la vraie connaissance et l’amour de Dieu. La raison pour laquelle j’appelle une telle loi divine, tient a la nature du souverain bien, que je vais ici même montrer en quelques mots aussi clairement que je pourrai.

3. §§4-6 : la loi divine.

[4] L’entendement étant la meilleure partie de notre être, il est certain que si nous voulons vraiment chercher l’utile, nous devons par-dessus tout nous efforcer de parfaire notre entendement autant qu’il est possible, car dans sa perfection doit consister notre souverain bien. De plus toute notre connaissance et la certitude qui exclut réellement et complètement le doute, dépendent de la seule connaissance de Dieu, tant parce que sans Dieu rien ne peut être ni être conçu, que parce que nous pouvons douter de tout aussi longtemps que nous n’avons pas de Dieu une idée claire et distincte. Il suit delà que notre souverain bien et notre perfection dépendent de la seule connaissance de Dieu, etc. En outre puisque rien ne peut être ni être conçu sans Dieu, il est certain que tous les êtres de la nature enveloppent et expriment l’idée de Dieu à proportion de leur essence et de leur perfection ; par où l’on voit que plus nous connaissons de choses dans la nature, plus grande et plus parfaite est la connaissance de Dieu que nous acquérons, autrement dit (puisque connaître l’effet par la cause n’est autre chose que connaître quelque propriété de la cause), plus nous connaissons de choses dans la nature, plus parfaitement nous connaissons l’essence de Dieu (qui est cause de toutes choses) ; et ainsi toute notre connaissance, c’est-à-dire notre souverain bien, ne dépend pas seulement de la connaissance de Dieu, mais consiste du tout en elle. Cela suit encore de ce que l’homme est plus parfait à proportion de la nature et de la perfection de la chose qu’il aime par-dessus tout et inversement ; celui-là donc est nécessairement le plus parfait et participe le plus à la souveraine béatitude, qui aime par-dessus tout la connaissance intellectuelle de Dieu, c’est-à-dire de l’être tout parfait, et en tire le plus de délectation. C’est donc à cela, je veux dire à la connaissance et à l’amour de Dieu, que se ramène notre souverain bien et notre béatitude. Par suite les moyens que nécessite cette fin de toutes les actions humaines, à savoir Dieu lui-même en tant que son idée est en nous, peuvent être appelés commandements de Dieu, puisqu’ils nous sont prescrits en quelque sorte par Dieu même en tant qu’il existe dans notre âme ; et ainsi une règle de vie qui a cette fin pour objet est très bien dite loi divine. Quels sont maintenant ces moyens, quelle règle de vie cette fin nécessite-t-elle ? Comment rattacher à cette fin les principes du meilleur gouvernement et régler par sa considération les rapports des hommes entre eux ? Ces questions rentrent dans l’Éthique universelle [1]. Je continuerai ici à parler de la loi divine seulement en général.

[5] Puis donc que l’amour de Dieu est la suprême félicité et la béatitude de l’homme, la fin ultime et le but de toutes les actions humaines, celui-là seul suit la loi divine qui a souci d’aimer Dieu, non par crainte du supplice ni par amour d’une autre chose, telle que les plaisirs, le renom, etc., mais pour cette raison seulement qu’il connaît Dieu, autrement dit qu’il connaît que la connaissance et l’amour de Dieu est le souverain bien. Toute la loi divine donc se résume dans cet unique précepte : aimer Dieu comme un bien souverain ; et cela, nous l’avons dit, non par crainte d’un supplice ou d’un châtiment, ni par amour d’une autre chose de laquelle nous désirons du plaisir. La leçon contenue dans l’idée de Dieu, c’est en effet que Dieu est notre souverain bien, autrement dit que la connaissance et l’amour de Dieu est la fin dernière à laquelle doivent tendre toutes nos actions. L’homme charnel toutefois ne peut connaître cette vérité, et elle lui paraît vaine parce qu’il a de Dieu une connaissance trop insuffisante, et aussi parce qu’il ne trouve dans ce souverain bien rien qu’il puisse toucher ou manger ou qui affecte la chair, dont il recherche le plus les délices, puisque ce bien consiste dans la contemplation seule et dans la pensée pure. Mais ceux qui reconnaîtront que rien en eux n’a plus de prix que l’entendement et une âme saine, jugeront sans doute cette vérité très solide. Nous avons ainsi expliqué en quoi consiste essentiellement la loi divine et quelles lois sont des lois humaines : ce sont toutes celles qui visent un autre but, à moins qu’elles n’aient été établies par révélation, car avoir égard à une révélation, c’est aussi une façon de rapporter les choses à Dieu (nous l’avons montré ci-dessus), et en ce sens la loi de Moïse, bien qu’elle ne soit pas universelle et soit surtout adaptée à la complexion propre et à la conservation d’un certain peuple, peut être appelée Loi de Dieu ou Loi divine, puisque nous la croyons établie par la lumière prophétique.

[6] Ayant égard maintenant à la nature de la loi divine, nous verrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes, car nous l’avons déduite de la nature humaine prise dans son universalité ; 2° qu’elle n’exige pas qu’on ait foi dans des récits historiques, quel qu’en soit le contenu. Puisqu’en effet cette Loi divine naturelle se connaît par la seule considération de la nature humaine, il est certain que nous pouvons la concevoir également bien en Adam et en un autre homme quelconque ; dans un homme qui vit parmi les hommes et dans un homme qui mène une vie solitaire. Et la foi dans les récits historiques, alors même qu’elle envelopperait une certitude, ne peut nous donner la connaissance de Dieu ni, conséquemment, l’amour de Dieu. L’amour de Dieu naît de sa connaissance et la connaissance de Dieu doit se puiser dans des notions communes certaines et connues par elles-mêmes. Il s’en faut donc de beaucoup que la foi dans les récits historiques soit une condition sans laquelle nous ne puissions parvenir au souverain bien. Toutefois, si la foi dans les récits historiques ne peut nous donner la connaissance et l’amour de Dieu, nous ne nions pas que la lecture n’en soit très utile en ce qui concerne la vie civile ; plus nous aurons observé, en effet, et mieux nous connaîtrons les mœurs et les conditions des hommes, qu’on ne peut mieux connaître que par leurs actions, plus nous acquerrons de prudence pour vivre parmi eux et mieux nous saurons adapter nos actions et notre vie à leur complexion dans la mesure où cela est raisonnable. Nous voyons : 3° que cette loi divine naturelle n’exige pas de cérémonies rituelles, c’est-à-dire d’actions qui en elles-mêmes sont indifférentes et ne sont appelées bonnes qu’en vertu d’une institution, ou qui figurent un bien nécessaire au salut, ou, si l’on préfère, n’exige pas d’actions dont la justification surpasse l’humaine compréhension. La Lumière Naturelle en effet n’exige rien que n’atteigne cette lumière même et requiert cela seulement qu’elle peut nous faire connaître très clairement comme un bien, c’est-à-dire comme un moyen de parvenir à notre béatitude ; or les choses qui sont bonnes seulement par commandement et institution ou parce qu’elles figurent quelque bien, ne peuvent ajouter de perfection à notre entendement et ne sont que de pures ombres ; on ne peut les compter au nombre des actions qu’engendre l’entendement et qui sont comme les fruits d’une âme saine. Point n’est besoin de montrer cela plus longuement ici. Nous voyons enfin : 4° que la plus haute récompense de la loi divine consiste à connaître cette loi même, c’est-à-dire Dieu, et à l’aimer en êtres vraiment libres, d’une âme pure et constante, tandis que le châtiment est la privation de ces biens et la servitude de la chair, c’est-à-dire une âme inconstante et flottante.

4. §7 : les quatre questions

[7] Après ces observations, nous pouvons rechercher 1° si par la Lumière Naturelle nous pouvons concevoir Dieu comme un législateur ou un prince prescrivant des lois aux hommes ; 2° ce qu’enseigne l’Écriture sacrée au sujet de cette lumière et de cette loi naturelles ; 3° à quelle fin les cérémonies religieuses ont été autrefois instituées ; 4° enfin quel intérêt il y a à connaître les récits sacrés et à croire en eux. Les deux premiers points seront traités dans ce chapitre, les deux derniers dans le suivant.



[1Il s’agit bien entendu de l’Éthique.

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